Journal de l'année Édition 1997 1997Éd. 1997

Entre une gauche qui identifie réduction des inégalités et défense des droits acquis, et une majorité qui s'emploie au jour le jour à privatiser et à flexibiliser tout ce qui peut l'être sans descendre dans la rue, l'idée de dévaluation, cette promesse de facilité générale qui arrondit les angles sans modifier la géométrie sociale, constitue, comme naguère l'inflation, un dérivatif commode pour une nation devenue incapable de passer un nouveau contrat social entre ses différentes composantes.

Enfin, il y a l'État, l'État superbe et malheureux de la Ve République empêtrée. Superbe, il l'est par le discours, les méthodes, le style. Le néogaullisme est fidèle à ses origines : on décide au sommet, on parle haut, on agit sans ménagement. Le 22 février, une intervention souveraine du chef de l'État met fin au service national. À l'église Saint-Bernard, c'est à la hache que le ministre de l'Intérieur tranche le nœud gordien. Le 16 octobre, on annonce que l'Élysée a décidé du sort de Thomson. Les affaires bavent, le gouvernement éponge : la police judiciaire refuse son concours à la magistrature, le Garde des Sceaux affrète un hélicoptère, les parquets tremblent. C'est le coup de menton général. Las, rien ne marche plus comme avant : les Allemands s'indisposent du caractère unilatéral de la réforme de nos armées, la commission compétente retoque les candidats du gouvernement dans l'affaire Thomson, les juges relâchent les immigrés de Saint-Bernard et poursuivent les hommes politiques, voire leurs épouses. La France reste bien cette terre de commandement jadis décrite par Michel Crozier, mais c'est une terre de commandement où personne n'obéit plus. La république est comme gâchée.

Si l'État superbe indispose à ce point une société rétive, c'est sans doute parce que tout cet appareil de grandeur et de force est mis au service de pas grand-chose. C'est même la vertu secrète, inavouable, de ce pouvoir glorieux dans ses gestes que d'être borné dans ses desseins, limité dans ses ambitions, humble dans ses projets. Avec « courage », c'est le compliment mérité du chef de l'État au Premier ministre, les pouvoirs publics poursuivent une entreprise modeste : ajuster la société française à la nouvelle donne internationale et à la diminution de ses moyens. Le choix de l'Europe, la réduction du format de nos forces armées, l'interdiction acceptée des essais nucléaires, la condamnation des interventions militaires unilatérales, la privatisation du secteur public et la remise en cause plus ou moins cauteleuse d'une gestion monopoliste des services publics, tout va dans le même sens, celui d'une banalisation de la France et de son insertion dans un ensemble mondialisé. La tentative est risquée, qui enveloppe la modestie dans les oripeaux de la grandeur comme dans un nuage fumigène, car elle fait éclater la contradiction entre un système institutionnel fait pour l'héroïsme et le culte de l'exception française, et une action gouvernementale douloureusement prosaïque. Contradiction politiquement ingérable, qui éveille la suspicion contre un pouvoir qui ne tient pas les promesses de ses postures et qui ranime les nostalgies identitaires et corporatistes de la France qui s'en va : le 13 octobre, à Gardanne, les partis de gouvernement passent tous à la trappe, laissant face à face le Front national et le Parti communiste. Quelques semaines plus tard, à Dreux, le RPR tire son épingle du jeu mais reste seul au second tour face au Front national. Dans les deux cas, le « réflexe républicain » joue, les candidats lepénistes sont battus, et chacun se réjouit de voir l'extrême droite contenue sur la ligne des... 40 % ! On a les consolations qu'on peut. À terme, c'est-à-dire en 1998, dans l'hypothèse d'une nouvelle cohabitation, ce sont les institutions elles-mêmes, ce monarchisme républicain taillé par un héros de jadis pour une autre France, qui sont menacées.

Sous la cendre de l'ennui, 1996 est bien une année de braise, lourde des incandescences de demain, une année de crise, en somme, mais subtilement déguisée en année morte.

Jean-Louis Bourlanges
Député européen