Le Premier ministre ne dispose pas, quant à lui, des mêmes possibilités d'évasion que le chef de l'État. Il va, dans un premier temps, tenter de cumuler, au moins rhétoriquement, deux politiques contradictoires, celle des promesses – qui l'oblige à créer de nouvelles et coûteuses prestations – et celle de la lutte contre les déficits. Cette combinaison, qui se traduit par un alourdissement inévitable de la pression fiscale, ne satisfait en réalité personne. Elle ne parvient ni à apaiser les marchés, dont le concours est essentiel à la baisse des taux d'intérêt et qui s'inquiètent de la montée des prélèvements, ni à relancer la consommation et la croissance, ni à amorcer une décrue significative des déficits. Partisans de la « pensée unique » et tenants de l'« autre politique » sont également déçus par une action qui, faute de choisir une ligne stratégique cohérente, risque de perdre sur les deux tableaux, pour le plus grand profit du Front national, qui a réalisé un score impressionnant à l'élection présidentielle. La démission à la fin du mois d'août d'Alain Madelin, ministre libéral, partisan d'une action rigoureuse de réduction des déficits publics, et la reprise immédiate par le Premier ministre des objectifs affichés par le ministre démissionnaire illustrent cette hésitation fondamentale de la nouvelle équipe devant les responsabilités qui sont désormais les siennes.

Les vertigineuses pertes de popularité du chef de l'État et de son Premier ministre vont, plus tôt que prévu, révéler l'ampleur de la désaffection publique. Afin de sortir d'une équivoque devenue insupportable, Jacques Chirac décide, le 26 octobre, de brûler ses vaisseaux et déclare, en des termes très exactement contraires à ceux dont il usait lors de la présentation de son discours-programme à la porte de Versailles en janvier 1995, que la priorité de l'action gouvernementale est désormais à la réduction des déficits publics et sociaux, clé d'une baisse des taux d'intérêt qui apparaît elle-même comme la condition d'une croissance retrouvée et d'une reconquête significative de l'emploi. Chassée quelques mois plus tôt, la « pensée unique » fait une rentrée fracassante à l'Élysée et sort de sa condition peu enviable de passager clandestin à l'hôtel Matignon.

La crise sociale, qui, à partir du 22 novembre, va progressivement paralyser la France, était en germe dans ce brutal changement de cap et dans l'innocence désinvolte avec laquelle il a été assumé tant par le chef de l'État que par le Premier ministre. Ressentie comme la énième manche d'une partie qui oppose depuis quatre ans partisans de la « pensée unique » et champions de l'« autre politique », la crise sociale est en vérité l'indice d'un trouble plus profond : trouble idéologique, culturel et moral d'une société à qui l'on aura dit tout et son contraire ; trouble social et politique d'un système de pouvoir exagérément concentré entre les mains d'une mince élite technocratico-politique – élite qu'il est aujourd'hui de bon ton de charger de tous les péchés du monde, mais qui n'a sans doute qu'un seul vice, le plus impardonnable de tous il est vrai, celui de prétendre avoir raison toute seule contre tout le monde et d'en tirer la plus exquise et la plus téméraire des vanités.

Jean-Louis Bourlanges
Député européen