En vérité, la force de Jacques Chirac aura été de flirter avec le mécontentement des Français à l'égard de la politique de rigueur tout en se gardant de l'épouser. Face à une opinion contradictoire et déboussolée, exaspérée par l'austérité mais sans illusions sur la capacité de la France à faire face seule aux défis de l'avenir, le futur président de la République a eu l'habileté d'être plus syncrétique qu'alternatif, plus nostalgique que révolutionnaire. Il a donné aux Français le sentiment qu'on pouvait avoir à la fois la relance et l'Europe, le maintien des droits acquis et l'élimination progressive des déficits. Pour ce faire, il a réussi à concilier rhétoriquement l'inconciliable en réactualisant un discours oublié, surgi de l'époque heureuse du président Pompidou, époque où les déficits publics se résorbaient d'eux-mêmes sous l'effet de la croissance et où la réforme signifiait pour les Français obtention de droits nouveaux et non-remise en cause de droits acquis. Face à Édouard Balladur, qui incarnait prudemment un réformisme de pénitence, Jacques Chirac a su, l'espace d'une campagne, ressusciter de manière flamboyante un réformisme de cocagne. Son secret fut de compenser la faible crédibilité de son projet économique par l'intensité volontariste de son discours. Il n'a jamais dit exactement ce qu'il allait faire une fois élu, mais il l'a dit suffisamment fort pour entraîner du monde et pour coaguler autour de lui trois types d'électorats, aux attentes contradictoires : les interventionnistes jacobins et anti-européens emmenés par Philippe Séguin, les ultralibéraux proches d'Alain Madelin et les militants désorientés de la lutte contre la fracture sociale et l'exclusion ; le tout sans effrayer les partisans de l'intégration européenne, rassurés par la mise en orbite du ministre des Affaires étrangères d'Édouard Balladur, négociateur du GATT et partisan avéré de la monnaie unique, Alain Juppé.

Face à cette brillante tentative d'escamotage des exigences de la rigueur, Édouard Balladur, dopé par des sondages, qui, aux yeux de son équipe, le font paraître invincible, choisit paradoxalement de durcir un discours économique devenu simultanément plus dogmatique et plus sévère. Alain Minc explique ainsi, non sans courage ni lucidité, que la lutte contre le chômage et l'exclusion passe, décidément, par un effort général de modération salariale et par une réduction ciblée des coûts grevant les bas salaires. Nicolas Sarkozy, inquiet par le nouveau dérapage des comptes de l'assurance maladie, n'hésite pas, de son côté, à brandir en janvier, devant les électeurs de droite, l'épouvantail du dilemme entre un renforcement de l'autodiscipline pour les professions de santé et une nouvelle aggravation de la pression fiscale ou parafiscale sur l'ensemble des citoyens. Bref, au moment où Jacques Chirac s'enfonce allègrement dans l'équivoque, Édouard Balladur choisit douloureusement d'en sortir et invente une sorte de mendésisme entravé qui prétend compenser l'amertume des potions à absorber par la prudence de la posologie et la négociation contractuelle de la prescription.

Sous l'effet de la désacralisation successive des deux héros de la droite, la gauche retrouve des couleurs et, avec elle, le clivage traditionnel de la vie politique française. Lionel Jospin, dopé par « la sélection démocratique » qui lui a permis de l'emporter sur Henri Emmanuelli, recolle un à un les morceaux du vase brisé de l'opposition et symbolise avec une crédibilité croissante sinon une alternative mythique à la politique balladurienne du moins une vigoureuse inflexion sociale de celle-ci. Avec le retour à l'équilibre droite-gauche et avant même le verdict des urnes, le printemps consacre la fin de l'exception électorale chiraquienne. Roi d'un hiver, Jacques Chirac est, au moment où il l'emporte au premier tour contre Édouard Balladur comme au second contre Lionel Jospin, déjà engagé dans une spirale descendante préoccupante : la désillusion aura pour lui précédé la victoire ; le réveil n'en sera que plus douloureux.

L'état de disgrâce

Pendant la campagne, Jacques Chirac avait réussi à ne pas choisir sa future politique. Ce non-choix, qui lui a donné la victoire, va se révéler difficilement gérable au gouvernement. Le drame des premiers mois de sa présidence résultera de l'incapacité persistante de la nouvelle équipe à dégager, à partir d'un discours électoral syncrétiste, une pratique gouvernementale cohérente. Éludé pendant des semaines, le choix de la rigueur ou de la relance, de la priorité conjoncturelle à la lutte contre le chômage ou de la priorité structurelle à l'adaptation aux exigences de l'ouverture internationale reparaît de plus belle. Ce choix, Jacques Chirac et Alain Juppé, le Premier ministre qu'il s'est donné, chercheront l'un et l'autre à l'escamoter, mais pas de la même manière. Le nouveau chef de l'État va, pendant les six premiers mois de sa présidence, s'évader du véritable champ de mines que constitue la politique intérieure française. Avec un bonheur inégal, il investit le domaine international : on le verra successivement décider, envers et contre tous, de reprendre les essais nucléaires, assurer de manière flamboyante la présidence du Conseil européen à Cannes et incarner, non sans courage ni succès, la cause de la résistance européenne à la politique d'intimidation de la Serbie en Bosnie, avant de reporter ostentatoirement la suppression des contrôles aux frontières communes à la France et aux États de l'espace Schengen.