Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Malevitch est intéressant aussi pour les portraits qu'il a peints après sa période suprématiste. Bien des peintres que le formalisme a jugé obsolètes ou réactionnaires retrouvent alors leur place : Corinth, Dix et Beckmann en Allemagne ; Bacon, Kitaj et Hockney en Grande-Bretagne ; Sironi et le De Chirico tardif en Italie. À l'inverse – c'est là ce qui a choqué les esprits timides lors de la Biennale –, l'abstraction et ses praticiens contemporains cessent d'apparaître comme le courant essentiel, alors que l'Américain Eric Fischl, la Néerlandaise Marlene Dumas et le Français Vincent Corpet – trois peintres contemporains – font figure de repères pour aujourd'hui. Qu'ont-ils en commun ? Ni un style, ni des références, mais la volonté arrêtée d'étudier les corps, les mœurs et les fantasmes de leurs contemporains. La même décision transparaît dans l'œuvre de photographes et de vidéastes actuels. « Identité-Altérité » est ainsi plus qu'une nouvelle façon de comprendre et d'exposer, contre le formalisme, l'art du xxe siècle : une proposition pour aujourd'hui.

Ouverture ?

Or qu'est-ce que cet aujourd'hui ? En Europe, c'est celui de la guerre en Bosnie et en Tchétchénie. Loin d'Europe – très près par la vertu de la télévision – c'est le Rwanda, après la Somalie. Et c'est aussi le souvenir d'Hiroshima, ranimé par les cérémonies du cinquantenaire. On ne peut s'étonner que, dans de telles circonstances, une exposition nommée « Moscou-Berlin » étudie, à Berlin justement, les rapports intellectuels et artistiques entre les deux pays, stalinisme et nazisme compris ; ni qu'une autre, présentée à Londres et intitulée « Art and Power », se livre à l'exploration de l'asservissement totalitaire de l'art dans l'Italie fasciste, l'Espagne franquiste, l'Allemagne hitlérienne et l'URSS du « Petit Père des peuples ». À en juger par leur succès, elles frappent juste quand elles rappellent qu'une sculpture et un tableau ne sont pas seulement un modelage fondu dans le bronze ou des matières colorantes répandues sur un textile, mais encore des réponses au présent et des formes porteuses de sens. Il en va, ici comme à Venise, de la fin du repliement de l'art sur lui-même, attitude qui a conduit à l'autisme et à l'absence de communication, comme si l'art contemporain ne pouvait être qu'une activité spécialisée réservée à des spécialistes.

Une rupture si profonde ne peut s'accomplir sans douleur, ni remises en cause cruelles. Elle intervient alors que le marché de l'art contemporain subit sa pire dépression depuis la fin des années 20. En France, elle a entraîné la fermeture de galeries qui s'étaient ouvertes dans l'euphorie de la décennie précédente, et une révolte a secoué les structures de la FIAC (Foire internationale d'art contemporain), sommée de s'adapter par des marchands inquiets de lui voir perdre son rang. Décidément, l'art contemporain traverse une crise qui n'est pas seulement économique, mais encore intellectuelle et esthétique.

Philippe Dagen
Codirecteur avec François Hamon d'Histoire de l'art. Époque contemporaine, xixe-xxe siècle, Flammarion, 1995.