D'autres produits sont distribués quand ils viennent de zones géographiques appréciées par les cinéphiles. Ainsi l'Asie, dont les festivals s'arrachent les films, voit, parallèlement à ses grands artistes, comme le Chinois Zhang Yimou (Shanghai Triad), la commercialisation d'œuvres de jeunes cinéastes particulièrement novateurs dans la peinture des mœurs actuelles : Chungking Express, de Wong Kar-wai (Hongkong), ou Vive l'amour, de Tsai Ming-liang (Taïwan). Ce goût de l'exotisme a permis la sortie de huit ciné-mangas (films d'animation à contenu science-fictionnel stylisé, adaptés de B.D. locales connues sous le nom de mangas) japonais cet été. Le Festival d'automne, lui, présentait un vaste panorama de films des trois « Chines », dont les premiers essais de Wong Kar-Wai et de Tsai Ming-liang.

En 1994, le conflit bosniaque a suscité la réalisation de quelques remarquables documentaires signalés dans le précédent Journal de l'année (ceux de Romain Goupil, Bernard-Henri Lévy et Marcel Ophuls). L'événement du dernier Festival de Cannes fut constitué par la projection de deux œuvres monumentales : Underground, de l'ex-Yougoslave Emir Kusturica (palme d'or), et le Regard d'Ulysse, du Grec Theo Angelopoulos (grand prix du jury), évoquant tous deux, sur des modes diamétralement opposés, la situation sociale, humaine et philosophique de cette partie du globe. Une vaste polémique entoura l'œuvre de Kusturica, accusé de faire de la propagande proserbe. Il faut préciser que ni le Regard d'Ulysse ni Underground ne sont des œuvres réalistes. Le premier est un « roman d'apprentissage » et le second, une allégorie.

Kusturica choisit l'enfermement comme modèle esthétique pour sa fable. En 1941, Belgrade est bombardée par les Allemands. Le film met en scène deux amis, Marko et Blacky, amoureux de Natalya. Marko convainc bientôt Blacky de se terrer avec quelques proches dans une vaste cave, ignorant tout de la fin de la guerre et du titisme. Un soir de 1961, Blacky fait une sortie et tombe sur le tournage d'un film qui relate, de manière romancée, leur aventure, tandis que Marko est devenu un apparatchik. Profiteurs de guerre après 1992, Marko et Natalya sont abattus par Blacky. Kusturica laisse délibérément la fin de son film dans l'ambiguïté : est-ce que, à travers Blacky, il vise un ennemi précis ou est-il pris dans le tourbillon absurde qui déchire son pays ? Quelle que soit la grille de lecture qu'on applique au film, on ne peut nier le talent visionnaire et baroque de l'auteur.

Angelopoulos opte pour la structure du road movie initiatique. Un cinéaste grec exilé aux États-Unis, A., revient dans sa ville natale, Florina. Il est à la recherche de trois bobines de films perdues, ayant été tournées au début du siècle par les frères Manakis, pionniers du cinéma balkanique. Ces hommes avaient filmé toutes les ethnies, et ils peuvent servir de modèle récurrent à ceux qui rêvent de paix dans cette zone. Le trajet conduira A. de Florina à Sarajevo, en passant par Skopje, Bucarest, Constanza, Belgrade. Lorsque A. retrouvera ces bobines chez le conservateur de la cinémathèque de Sarajevo, ce dernier sera assassiné. Le style d'Angelopoulos est lent, élégiaque, à l'opposé de la frénésie kusturicienne. Ces deux films constituent les événements cinématographiques majeurs de l'année.

Underground

Dès sa présentation à Cannes, le film d'Emir Kusturica a provoqué de vives polémiques, dont le point d'orgue est constitué par l'article d'Alain Finkielkraut : « L'imposture Kusturica » (le Monde du 2 juin). « En récompensant Underground, écrit le philosophe, le jury de Cannes a cru distinguer un créateur à l'imagination foisonnante. En fait, il a honoré un illustrateur servile et tape-à-l'œil de clichés criminels ; il a porté aux nues la version rock, postmoderne, décoiffante, branchée, américanisée, et tournée à Belgrade, de la propagande serbe la plus radoteuse et la plus mensongère. Le diable lui-même n'aurait pu concevoir un aussi cruel outrage à la Bosnie ni un épilogue aussi grotesque à la frivolité et à l'incompétence occidentales. »