Histoire

1945, l'année charnière

La défaite des forces de l'Axe referme le volet militaire de la Seconde Guerre mondiale. On connaît le bilan effroyable du conflit, le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité, qu'il s'agisse de la comptabilité des pertes humaines, de la destruction quasi totale d'innombrables villes, de l'horreur du génocide, de l'insoutenable drame du déplacement de populations ou de la vertigineuse libération du feu nucléaire. Si la folie des hommes a creusé l'abîme au fond duquel un monde s'éteint, un autre monde s'apprête à émerger, avec une nouvelle géographie des puissances, une redistribution des cartes dans un « jeu » où les superpuissances vont bien vite tenter d'organiser, chacune à son avantage, la nouvelle donne géostratégique. Pourtant, en 1945, dans l'euphorie de la fin des combats, les temps sont encore à l'illusion – n'est-ce pas la pente qu'indique la toute jeune Organisation des Nations unies ? – et la guerre froide n'a pas encore figé dans une posture politique et stratégique irrémédiablement antagoniste les vainqueurs du jour.

Cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est plus facile de percevoir ce qui avait échappé aux esprits contemporains les plus pénétrants : l'année 1945 a constitué le grand tournant du siècle tant les mutations de l'ordre mondial sont tout entières contenues dans l'échec du rêve hitlérien et dans le reflux de l'expansionnisme japonais en Asie, qui, tous deux, exigent que l'on y substitue un nouvel ordre mondial. Certes, tout ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudra des années, voire des décennies, avant que n'en soient pénétrés les tissus nationaux ou régionaux. Mais c'est bien à partir de 1945 que s'affirment dans tous les domaines – stratégique, politique, social, économique et scientifique – des changements fondamentaux.

À travers dix événements ou moments de l'année 1945, nous avons tenté de restituer les lignes de force qui vont donner son visage à ce « nouveau » monde qui nous est aujourd'hui si familier, jusques et y compris dans son horreur. La brutalité des images des camps nazis continue, cinquante ans plus tard, d'imprimer, à la manière d'une persistance rétinienne sans fin, une tache sur la conscience de l'humanité. Les conférences de Yalta et de Potsdam, loin des raccourcis sur le soi-disant partage du monde, s'éclairent d'un jour nouveau dès lors qu'on les considère moins comme l'expression de l'unanimisme des Alliés – l'« union sacrée » toute tendue vers la victoire et la gestion de la paix à venir – que sous l'angle des antagonismes naissants. L'angélisme dont fait preuve Roosevelt à Yalta trouve dans la conférence de San Francisco, qui porte sur les fonts baptismaux l'Organisation des Nations unies, un sursis illusoire. Unanimité encore en ce qui concerne le sort réservé aux vaincus, mais unanimité minimale qui s'exprime dans la formule d'une reddition sans condition et dans le châtiment des criminels de guerre. Celle-là acquise, Staline avance ses pions, et le communisme marque de précieux points ; celui-ci, en marche à Nuremberg, aurait pu trébucher sur les crimes soviétiques en Pologne. Unanimité aussi dans la volonté des Américains et des Soviétiques d'écarter la France des grands règlements de l'après-guerre. Pourtant, dans la course à la victoire, la France réussit à siéger aux côtés des triomphateurs, en grande partie grâce au soutien des Britanniques. Ceux-ci, pour avoir voulu instaurer la « pax britannica » au Proche-Orient, s'y brûlent les doigts, vite dépassés par l'émergence du panarabisme, qui, pour n'être pas une idée nouvelle, s'épuisait à s'y fédérer dans des luttes claniques.

Volontairement limité à ces dix moments clés, ce panorama ne prétend ni défricher le vaste champ des conséquences de la guerre – l'espace manquerait – ni scruter le monde actuel dans le miroir grossissant de l'année 1945, aussi riche fût-elle en événements. Il reste donc à en borner l'ambition, celle de mettre en évidence ce fil avec lequel les Alliés allaient, dès l'effondrement de l'Axe, construire le canevas d'un monde nouveau et y nouer à gros points l'histoire conflictuelle de leurs relations. Quant à l'histoire de sa rupture, elle nous accompagne à pas rapides. Laissons au temps le temps d'en apprécier les effets.

Les Alliés découvrent l'horreur des camps

Le 27 janvier 1945, un détachement de l'Armée rouge entre dans l'immense complexe concentrationnaire d'Auschwitz. En avril, ce sont les troupes anglo-américaines qui découvrent, presque fortuitement, le sinistre camp d'Ohrdruf, dépendant du camp de concentration de Buchenwald. Puis, après la capitulation allemande du 8 mai, Bergen-Belsen, Flossenbürg, Orianenburg-Sachsenhausen, Dachau, Ravensbrück, Mauthausen livrent leur lot d'horreurs. Selon la formule de l'historien allemand Ernst Nolte, le génocide des Juifs demeure « du passé qui ne veut pas passer ». Une formule toujours d'actualité comme on a pu le vérifier lors de l'inauguration du musée Karlshorst de Berlin – musée de la capitulation, dont l'aménagement a été confié, après la réunification, à une commission d'historiens russes et allemands – avec l'absence remarquée du chancelier Helmut Kohl. Dans le message adressé le 12 mai 1995 par son représentant, un fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, pas un mot n'a été prononcé sur le génocide des Juifs.