Au total, si l'accroissement du taux de chômage s'est ralenti au cours de l'année 1995, le nombre des personnes en situation très difficile ou menacées à court terme dans leur emploi est désormais évalué à environ 5 millions, soit près d'un tiers de la population active. Il existe donc un décalage certain entre la réalité de plus en plus évidente d'une transformation de la relation au travail et son analyse en termes de restauration du niveau antérieur d'emploi, qui se traduit par la poursuite d'un traitement social des disqualifiés et, plus généralement, des chômeurs au moyen d'un empilement de mesures conjoncturelles. Ces mesures ne font que conforter la tendance grandissante des entreprises à fonder les augmentations de productivité non plus sur la quantité et même la qualité de la main-d'œuvre, mais, pour l'essentiel, sur le recours à l'automatisation des processus techniques, largement considéré par les experts comme une des causes essentielles de la nouvelle révolution que connaissent les structures de production. Dans cette optique, les mesures légales ou réglementaires elles-mêmes, en accentuant les différences entre catégories de personnes plus ou moins employables, selon des critères de rentabilité technique immédiate, contribuent à construire un quart-monde socialement rejeté.

La crise

Les derniers mois de l'année sont marqués par une tension sociale croissante. À partir du mois de septembre, la courbe du chômage repart à la hausse après 6 mois de décrue progressive. La passe d'armes, fin août, entre Alain Madelin, qui met en cause les avantages acquis des fonctionnaires, et le Premier ministre alerte déjà les syndicats, même si la prise de position du ministre des Finances est aussitôt sanctionnée par son départ du gouvernement. On sent la fièvre monter avec une polémique sur l'ampleur du déficit réel de la Sécurité sociale. Le décor est définitivement posé avec l'intervention à la télévision, le 26 octobre, de Jacques Chirac, qui annonce l'instauration de la rigueur budgétaire pour une période d'au moins deux ans. L'objectif premier est la résorption des déficits publics, seul moyen de faire baisser les taux d'intérêt et donc de relancer l'activité économique et, in fine, l'emploi. Les choses se précipitent alors. Un nouveau gouvernement est constitué et, le 15 novembre, Alain Juppé présente son plan sur la Sécurité sociale. La note est salée : tous les contribuables paieront une cotisation pour le remboursement de la dette sociale (RDS) de 0,5 % ; chômeurs et retraités verront leur cotisation maladie augmenter, les modalités du calcul de la retraite des fonctionnaires seront réexaminées ; la mise en application de la prestation d'autonomie pour les personnes âgées modestes – fierté sociale du gouvernement – est repoussée, etc. Même si le gouvernement peut se targuer d'avoir enfin pris le problème à la base (contrôle des dépenses de santé et des pratiques médicales, généralisation de la couverture sociale à l'ensemble de la population), la réaction des syndicats est à la hauteur du programme proposé. Le front commun FO-CGT se reconstitue, même si Nicole Notat, de la CFDT, trouve des points positifs dans le plan Juppé. Alors que les agents de la SNCF s'insurgent contre le « contrat de plan » qui leur est proposé (prise en charge du déficit de la société contre d'importants efforts de productivité), les choses s'enchaînent vite. Grèves et manifestations se suivent. En décembre, les transports publics sont paralysés dans toute la Fiance. Deux phénomènes doivent être soulignés : dans pratiquement toutes les régions, la participation à la grève est aussi forte qu'en Île-de-France ; l'opinion publique soutient largement le mouvement (d'après le sondages, 65 % des Français l'approuvaient au bout de dix jours et encore 53 % au bout de trois semaines). Il faut y voir le signe d'un malaise profond et général, aggravé par l'attitude du Premier ministre, dans laquelle beaucoup ont vu de la morgue. Le secteur public, qui bénéficie de la sécurité de l'emploi, est apparu, en quelque sorte, porteur des inquiétudes de tous, même si les mots d'ordre étaient parfois contradictoires.

Après avoir renoncé à la réforme des régimes spéciaux de retraite et au contrat de plan de la SNCF, Alain Juppé convoque tous les partenaires sociaux pour un « sommet social » à Matigon, le 21 décembre. L'ordre du jour porte sur l'emploi des jeunes et sur la réduction du temps de travail, deux points mis en avant par la CFDT.

Contrairement à ce que demandent FO et la CGT, aucune négociation n'est prévue sur le plan Juppé. Le débat social est peut-être relancé, mais la façon dont il est engagé risque de le voir tourner court assez vite, même si d'autres réunions sont prévues dans les mois à venir.

Sabine Erbes-Seguin