Car la persistance du chômage, qui, dans tous les sondages, reste la préoccupation numéro 1 des Français, continue malgré tout de jouer en faveur de la paix sociale dans les entreprises. S'y ajoute encore et toujours la faiblesse des organisations syndicales. Profitant de celle-ci, les directions procèdent à des consultations directes de leur personnel, en court-circuitant le canal traditionnel du syndicat.

Questionnaires d'opinion ou référendums se multiplient. Comme à Air France, où le « projet d'entreprise » du nouveau P-DG est soumis à l'assentiment du personnel. Alors que les syndicats s'étaient exprimés majoritairement contre, les salariés de la compagnie aérienne répondent « oui » massivement (83,5 %) à Christian Blanc, dont la potion est pourtant bien amère : gel des salaires sur trois ans, suppression de 5 000 emplois sans licenciements secs, allongements du temps de travail d'une heure hebdomadaire...

Protection sociale : en attendant une réforme de fond

Mais les salariés avaient-ils vraiment le choix ? Ils ont manifestement pris au sérieux le dépôt de bilan annoncé en cas d'opposition au plan de redressement de l'entreprise. Les bulletins de santé régulièrement distillés sur l'état des comptes sociaux de la nation n'encouragent pas non plus à s'arc-bouter sur les avantages acquis. Le système de protection sociale est au plus mal. Et, comme il est de tradition, les propositions visant à une réforme de la sécurité sociale battent leur plein. L'augmentation de la CSG (contribution sociale généralisée) est à l'ordre du jour, mais repoussée à des temps meilleurs (après les élections présidentielles, peut-être). L'augmentation de la TVA – via l'instauration d'une « TVA sociale » – est suggérée par des parlementaires de la majorité. Mais l'opposition farouche des syndicats et d'une partie du patronat devant une mesure qui, en alourdissant la part supportée par les ménages, diminuerait leur pouvoir d'achat a eu raison de cette idée. Le gouvernement tente malgré tout de remettre un peu d'ordre dans les comptes de la Sécurité sociale. Votée en juillet, la loi Veil sépare la gestion des trois branches de la Sécurité sociale et les rend chacune responsable de son équilibre financier. Elle fixe également un taux d'évolution des dépenses maladie et organise le principe d'un débat parlementaire sur les « perspectives d'évolution de la protection sociale », dont le premier a lieu en novembre dans un hémicycle quasi désert. Malgré ces mesures et en dépit de la diminution constatée des dépenses de médecine de ville (résultat de la convention médicale signée l'année précédente), la Sécurité sociale termine l'année avec un déficit de l'ordre de 50 milliards de francs.

Charges sociales

En présentant son projet de budget pour 1995, le ministre du Travail, Michel Giraud, a annoncé 28 milliards de francs d'exonération de charges sociales pour les entreprises. La décision ravive le débat entre les tenants du trop et ceux du trop peu, et repose une question maintes fois abordée cette année sur l'efficacité de l'allégement des charges sociales dans la création d'emplois. Les syndicats qui contestent « ces cadeaux au patronat » sont nombreux à réclamer des chefs d'entreprise qu'ils signent en contrepartie des – engagements de maintien de l'emploi ». Et le CNPF lui-même, pour la première fois, se montre divisé sur le sujet. Quand Jean Domange, président de la commission sociale, minimise l'impact de l'allégement des charges sociales sur les créations d'emplois, Jean-Louis Giral, candidat malheureux à la succession de François Périgot, insiste pour sa part sur leur importance.

Allocations parentales

Le chômage redonne un peu de vigueur aux tenants du salaire maternel sans convaincre pour autant Simone Veil, dont la loi sur la famille ne retient pas les propositions des adeptes implicites du retour de la femme à la maison. Tout au plus, cette loi ouvre-t-elle au deuxième enfant l'allocation parentale (2 929 F par mois) jusqu'ici octroyée au troisième enfant. C'est la principale mesure d'un dispositif dont les effets les plus attendus (création de 100 000 nouvelles places de crèche) seront étalés jusqu'en 1999.

Les emplois de proximité ont le vent en poupe

Mis en place à la fin de l'année – et pour une période expérimentale de 13 mois –, le chèque-service est censé alléger les formalités administratives des personnes qui emploient à domicile une garde d'enfant, une femme de ménage ou un jardinier. À condition toutefois que leur « contrat » n'excède pas 8 heures par semaine. C'est, expliquent la plupart des réactions, la faiblesse d'un système qui, tout en étant destiné à lutter contre le travail au noir, vise – selon André Giraud, son promoteur – à créer 30 000 emplois équivalents temps plein. Poursuivant l'objectif qu'il s'est fixé de développer les emplois dits de proximité, le gouvernement autorise par ailleurs les contribuables à déduire de leur impôt le montant des charges sociales qu'ils versent s'ils emploient chez eux un salarié à des tâches ménagères ou domestiques.

Pauvreté et précarité en hausse

« Mes amis, réveillons-nous ! Assez d'indifférence ! C'est la guerre ! La guerre de défense contre la misère attaquant l'univers total des hommes. » L'année commence avec cet appel de l'abbé Pierre au micro de RTL. Elle se termine avec les désormais traditionnelles images de misère des SDF et des chiffres accablants sur la pauvreté. Mais, élection présidentielle oblige, l'exclusion accapare le discours politique au point d'amener Jacques Chirac à décider d'engager la réquisition de certains logements vides à Paris. Le social entre en politique ; la tâche s'annonce rude. Selon ATD-Quart-Monde, 15 % de la population (près de 3 millions de foyers) vivent dans un très grand dénuement. La barre symbolique des 800 000 allocataires du RMI (revenu minimum d'insertion) est franchie sans qu'on puisse entrevoir la moindre embellie de ce côté. Le gouvernement espère malgré tout pouvoir réduire le nombre de ces derniers en incitant les chefs d'entreprise à les embaucher prioritairement. Une prime équivalente à 12 mois d'allocation du RMI est accordée aux patrons qui embauchent un érémiste inscrit au chômage depuis plus de deux ans. Annoncée en septembre, cette mesure, trop récente pour avoir fait ses preuves, ne soulève pas l'enthousiasme des syndicats qui parlent de dispositif « réactionnaire » sinon « inadapté ».

Alain Mine et alii, la France de l'an 2000, Odile Jacob/la Documentation française, 1994.

Nicole Pénicaut
Journaliste à Libération