Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Afrique du Sud : la révolution par les urnes

Pour les Sud-Africains, et pour l'ensemble de la communauté internationale, l'année 1994 restera comme un formidable signe d'espoir sur un continent plus meurtri que jamais. Un président noir, Nelson Mandela, a été porté au pouvoir au cours d'une élection à laquelle a pris part l'ensemble de la population sans distinction de race.

Au début de l'année, pourtant, la tenue de ce premier scrutin multiracial de l'histoire du pays semble incertaine. Durant les semaines qui précèdent le vote, prévu pour le 27 avril, le président Frederik De Klerk et le leader de l'ANC vont se livrer à une véritable course contre la montre pour éviter le déraillement du processus démocratique qu'ils ont patiemment mis en place au cours de quatre années de négociations. La violence qui déchire plus que jamais la province du Natal, fief du mouvement zoulou conservateur Inkhata opposé à l'ANC, laisse craindre une impossibilité d'y organiser les élections.

L'arrêt des tueries dépend pour une large part du bon vouloir du leader de l'Inkhata, Mangosuthu Buthelezi. Chef-ministre du bantoustan du Kwazoulou (un État tribal créé au temps de l'apartheid, correspondant aux limites administratives du Natal), ce dernier exige pour prendre part au vote un certain nombre de garanties concernant l'autonomie de cette région dont il souhaite à tout prix garder le contrôle. Bien que contesté, Buthelezi dispose d'un soutien important au sein des 8 millions de Zoulous que compte l'Afrique du Sud et n'hésite pas à s'allier avec l'extrême droite blanche pour mieux faire entendre sa voix. Fort de ce pouvoir de chantage, il maintient le doute quant à la participation de son mouvement jusqu'à la veille du scrutin pour forcer Nelson Mandela à de nouvelles concessions.

L'extrême droite blanche constitue un autre épouvantait. On craignait qu'elle contribue, elle aussi, à enrayer le processus électoral en usant de la violence. En fait, elle apparaît de plus en plus divisée entre partisans et adversaires des élections. Au début de l'année, le Parti conservateur de Ferdie Hartzenberg et le Front du peuple afrikaner du général Constand Viljoen, qui souhaitent la création d'un État blanc, s'opposent au scrutin. Au mois de mars, le général Viljoen, rejoint par un tiers de députés conservateurs, rompt avec le reste de l'extrême droite et décide de se rendre aux urnes, espérant obtenir satisfaction à ses revendications par les bulletins de vote. Enfin, toujours en mars, les renversements de Lucas Mangope au Bophuthatswana et de Oupa Gqozo au Ciskei, comme la disparition des structures administratives du Transkei résolvent le problème politique des bantoustans indépendants, dont l'avenir ne peut être que dans leur réintégration au sein de l'Afrique du Sud nouvelle.

Le spectre de la guerre civile tant annoncée s'éloigne. Et, le 27 avril, c'est un Nelson Mandela tout sourire qui. comme des millions de Sud-Africains noirs, se rend pour la première fois de sa vie dans l'isoloir. Malgré plusieurs attentats attribués aux ultraconservateurs blancs, le scrutin se déroule sans incident majeur, sous l'œil bienveillant des observateurs venus du monde entier pour assister à cet événement historique. Les résultats du vote sont à l'image de la politique de réconciliation prônée par MM. De Klerk et Mandela. L'ANC remporte, comme prévu, une écrasante victoire avec 62,65 % des voix. Mais ce n'est pas suffisant pour avoir les deux tiers des sièges à l'Assemblée nationale, ce qui lui aurait permis d'imposer ses vues sur la future Constitution du pays. Le Parti national, qui, malgré la personnalité du président De Klerk, reste associé au régime d'apartheid, atteint le score honorable de 20,3 %. Il remporte même l'une des 9 provinces, celle du Cap-Ouest, grâce notamment aux voix de la communauté métisse, fortement représentée dans cette région et qui ne fait pas confiance au mouvement de Nelson Mandela.

Plus problématique est le score de l'Inkhata. Le mouvement zoulou obtient 10,5 % des voix au plan national, mais surtout gagne la province du Kwazulu-Natal avec un peu plus de 50 % des suffrages. L'ANC dénonce une fraude massive. Leurs protestations sont confirmées par la Commission électorale indépendante qui, par ailleurs, a jugé l'ensemble des élections « relativement libres et justes ». Malgré cela, l'ANC ne donne pas suite, préférant concéder une province au mouvement zoulou pour ne pas remettre en cause l'ensemble du scrutin.