À l'opposé de cette vision des choses, on trouve les démarches référentielles et maniéristes de Brian de Palma (l'Impasse), de Joel Coen et Ethan Coen (le Grand Saut) et de John Waters (Serial Mother). Ces créateurs savent qu'il y a une histoire du cinéma, dans laquelle ils s'inscrivent, et dont ils doivent retravailler les codes. Ici, ce ne sont plus des faits (la lutte contre le sida comme dans Philadelphia), ni de vieilles idoles (Wyatt Earp) qui sont mis en avant, mais des archétypes comme la trahison (l'Impasse) ou la réussite (le Grand Saut), présentés d'une manière distanciée, allégorique. À l'opposé des films « politically correct » évoqués plus haut, on trouve trois œuvres conçues dans la mouvance du cinéaste-scénariste Quentin Tarantino. Il y a d'abord sa propre réalisation, Pulp Fiction (palme d'or au Festival de Cannes), ainsi que le long-métrage tourné par son coscénariste Roger Avary, Killing Zoe, et enfin Tueurs nés, mis en scène par Oliver Stone, d'après un sujet de Tarantino. Ces films donnèrent lieu à d'innombrables polémiques sur la violence au cinéma. Si on admet que c'est la société qui génère la violence et l'exclusion, on avalise également le fait que l'œuvre d'art n'en est qu'un reflet. Toutefois, la manière dont on reçoit cette dernière peut prêter à débat. Pulp Fiction, qui est un hommage avoué à la littérature policière des « pulp magazines » des années 1940, est le plus stylisé des trois films. Les mini-drames qui s'y emboîtent travaillent sur des situations types du genre. Tarantino insuffle simplement un sang neuf au maniérisme un peu usé des frères Coen (le Grand Saut se situant à la frontière de la parodie), mais son cinéma concerne plus les archétypes culturels qu'une peinture sociale vériste. Tueurs nés est un produit plus complaisant. Oliver Stone profite de l'occasion qui lui est donnée de brosser le portrait d'un couple de serial killers pour faire un procès tape-à-l'œil des médias. Filmé comme un vidéo-clip. Tueurs nés magnifie ce qu'il semble condamner. Killing Zoe ne possède guère la grâce distanciatoire de Pulp Fiction : l'attaque sanglante d'une banque, qui meuble la majeure partie du film, est traitée de manière terre à terre malgré quelques tentatives humoristiques non abouties. Quoi qu'il en soit, ces trois films évoquent – contrairement aux néowesterns cités plus haut –, sans fard, une Amérique malade, en perte de repères et de valeurs.

Le danger électronique

L'année passée, de jeunes cinéastes comme le Hongrois Arpad Sopstis et l'Autrichien Michael Haneke réalisaient des films dans lesquels les perturbations générées par les nouvelles technologies sur l'esprit humain étaient bien cernées. Cette année, le pouvoir illusionniste des trucages électroniques est utilisé au premier degré dans des films comme Forrest Gump, True Lies (de James Cameron), The Mask (de Charles Russell)... La manipulation de l'apparence de personnages décédés (comme dans l'œuvre de Zemeckis), le remplacement d'acteurs par leurs images virtuelles posent de nombreux problèmes éthiques. « Le cas de Forrest Gump », écrit Jean-Michel Frodon dans le Monde du 1er septembre, « est à cet égard exemplaire. Les utilisations les plus spectaculaires des effets spéciaux sont : 1) de transformer un acteur valide (Gary Sinise) en cul-de-jatte ; 2) de créer une foule de manifestants là où il n'y en a pas ; 3) de faire dialoguer le personnage-titre avec les présidents Kennedy, Johnson et Nixon. Soit : de mutiler les comédiens, de se substituer au peuple et de transformer les élus de la nation en clones asservis à la fiction. Et le traficotage des images ne permet pas seulement de transformer à l'infini d'aussi prestigieux succubes que les présidents des États-Unis avec les techniques du morphing, mais aussi d'assembler des éléments pris en différents endroits grâce au componing... Cette déshumanisation est le prix de la visite guidée de l'histoire américaine qu'est Forrest Gump. »

Ailleurs

Les films non franco-américains constituent une part dérisoire des entrées. Le film britannique 4 Mariages et 1 enterrement, classé premier par le Film français du 9 décembre avec plus de cinq millions d'entrées sur la France, constitue une exception. Bien qu'agréable à regarder, cette comédie n'avait rien qui puisse justifier un tel succès. Loin de ce film grand public se situe le Journal intime de Nanni Moretti, éternel franc-tireur qui évoque ici des problèmes liés à la grave maladie dont il souffre : cela lui permet d'avoir un regard lucide sur la société et les créateurs qui l'entourent. Les autres films venus « d'ailleurs » déroulent une galaxie informelle : on ne note rien de semblable aux écoles tchèques ou brésiliennes des années 1960. Les succès remportés chez nous par les œuvres iraniennes ou asiatiques sont purement de prestige, et concernent bien souvent des présentations en festivals. Là aussi, la politique des auteurs joue : Vivre, de Zhang Yimou, et Au travers des oliviers, d'Abbas Kiarostami, connaissent la consécration cannoise avant leur sortie parisienne. Quoique honorables, aucun de ces films ne renouvelle les thèmes et les choix de ces cinéastes. De l'ancienne URSS nous viennent des films nostalgiques comme le superbe Soleil trompeur, de Nikita Mikhalkov (grand prix ex aequo du jury de Cannes avec Vivre), critique tout en finesse du stalinisme. Mais aussi l'avant-gardiste Sauve et protège, d'Alexandre Sokourov, relecture baroque et inattendue de Madame Bovary. Quant à Vitali Kanevski, découvert à la fin de la perestroïka grâce à l'étonnante chronique des temps d'après-guerre Bouge pas, meurs et ressuscite, il semble avoir du mal à prendre ses distances avec le thème de la jeunesse délinquante qu'il dépeint, à nouveau, sous forme d'un documentaire dans Nous, les enfants du xxe siècle. Un peu perdu de vue ces dernières années, le monde arabe refait parler de lui ; cela est essentiellement dû aux événements que vit l'Algérie. Youssef, de Mohamed Chouikh, met en cause, à travers la parabole d'un ancien combattant de l'armée de libération qui a perdu la raison, l'arrivisme des cadres du FLN. Volontiers humoriste, Bab-el-Oued City, de Merzak Allouache, s'en prend aux intégristes en les ridiculisant. Mais le meilleur film maghrébin sorti cette année est, sans conteste, les Marches du palais, de la Tunisienne Moufida Tlatli, évocation élégiaque et viscontienne d'un passé féminin relativement récent.

Vers le centenaire

L'année 1995 marquera le centième anniversaire de la première projection publique des frères Lumière à Lyon. Une myriade de manifestations célébreront l'événement dans le monde entier. Pionnier en la matière, le Centre Pompidou ouvrit les festivités (qui dureront jusqu'au 6 mars 1995) dès le 26 octobre avec une exposition-rétrospective intitulée « Pathé, premier empire du cinéma ». L'homme à qui est rendu cet hommage est Charles Pathé, premier industriel du cinéma français qui eut l'idée (en 1907) de louer les films au lieu de les vendre comme cela se faisait alors. La rétrospective présente quelque trois cents longs- et courts-métrages produits par Pathé, des pionniers des années 1900 comme Ferdinand Zecca ou Albert Capellani jusqu'aux prodigieuses coproductions que sont La Dolce Vita de Federico Fellini (1960) ou le Guépard de Luchino Visconti (1963) en passant par les Enfants du paradis de Marcel Carné (1945), Michel Strogoff de Victor Tourjanski (1926), les Misérables de Raymond Berbard (1934), Mandrin d'Henri Fescourt (1924, un des plus célèbres cinéromans de l'époque qu'on voyait par épisodes hebdomadaires...), soit plusieurs décennies de cinéma français où se côtoient œuvres marquantes et films populaires. La manifestation a donné lieu à la publication d'un superbe ouvrage de 480 pages coordonné par Jacques Kermabon : Pathé, premier empire du cinéma.

Palmarès

Pour fêter ses cinquante ans, la revue le Film français a demandé à ses lecteurs de lui dresser la liste de ses cinquante films préférés. Les dix premiers sont : les Enfants du paradis (Marcel Carné), Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman), West Side Story (Robert Wise), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola), Casque d'or (Jacques Becker), 2 001 Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick), la Belle et la Bête (Jean Cocteau), le Guépard (Luchino Visconti), Orange mécanique (Stanley Kubrick), Il était une fois dans l'Ouest (Sergio Leone). Des classiques incontournables comme les Enfants du paradis ou la Belle et la Bête côtoient des « films-chocs comme les deux opus de Kubrick ou Apocalypse Now, qui marquèrent l'entrée de la violence dans “le cinéma de prestige” ». Les films retenus sont aussi ceux qui ont bénéficié des nombreuses ressorties ou de passages à la télévision, ceux dont la mémoire a été perpétuellement entretenue. Dans la liste complète des cinquante films n'apparaissent jamais les noms d'Antonioni, Bergman, Buñuel, Ford, Welles, Bresson, Ophuls, Altman, Cassavetes, Mizoguchi, Resnais, pas plus que certains champions du box-office comme Beineix ou Besson. L'Europe de l'Est et l'Amérique latine sont aussi absentes. La liste comprend 27 films anglo-saxons, 17 films français... et 6 pour le reste du monde. Donc, un choix de qualité mais aussi de familiarité.

Raphaël Bassan