Aussi, à l'époque, la France avait su pénétrer les marchés arabes pour le plus grand bonheur de son industrie d'armement. Aujourd'hui, celle-ci doit faire face, dans un climat de récession quasi généralisé des budgets militaires, à la concurrence américaine, avec un dollar sous-évalué, et à la politique russe de grande braderie. Autant de raisons de renouer avec la prospective, comme semble d'ailleurs s'y engager le Livre blanc. Il est vrai que les archaïsmes et les pesanteurs, déjà dénoncés en 1972, subsistent. De la même façon, les états-majors et les administrations répugnent encore à appliquer les méthodes modernes qui se révèlent pourtant essentielles à la survie d'entreprises confrontées à la concurrence internationale qui, elle-même, cherche ses marques dans un paysage stratégique mouvant. Aux certitudes d'hier – tensions Est-Ouest, garde aux frontières – se sont substitués une myriade de points d'interrogation. La distinction entre temps de paix et temps de guerre a fait place à la notion de crise armée : le cas de la Bosnie-Herzégovine est radicalement différent de la guerre du Golfe. Dans un monde où les problèmes de sécurité sont de plus en plus complexes, où les attributs de l'État-nation sont chaque jour ébranlés, où l'internationalisation croissante de toutes les affaires tend à estomper la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, la pensée stratégique – et donc les choix et les méthodes qui en découlent – doit impérativement conjuguer modernité et prospective.

Le moratoire nucléaire

Généralement, les décisions en matière d'essais nucléaires sont l'expression d'un compromis entre le complexe militaro-industriel et les impératifs diplomatiques des dirigeants politiques. La France doit compter avec un compromis de type cohabitationnel entre le gouvernement de M. Balladur et le président de la République. Le Premier ministre est tenu par la base du RPR, qui est hostile au moratoire pour un an annoncé, le 8 avril 1992, par les socialistes. François Mitterrand est lié par sa promesse que la France ne serait pas la première à reprendre ses essais. Finalement, un compromis, quelque peu laborieux, a été adopté, précisant que la France ne reprend pas ses essais, mais que, à la différence des États-Unis (moratoire jusqu'en septembre 1994), elle ne s'engage pas sur une date butoir pour la fin du moratoire de 1992, d'ores et déjà expiré. De toute évidence, l'arrêt des essais s'inscrit dans le droit fil de la liquidation des blocs. La course aux armements entre les Grands s'est effacée au profit d'une course au désarmement. La Russie s'est engagée sur la voie d'une liquidation de l'essentiel d'un armement nucléaire qu'elle considère à juste titre comme redondant, polluant et très peu sûr dans sa mise en action et dans son entretien. Si l'on y ajoute le poids croissant des écologistes et le fait que l'arrêt des essais est considéré par la plupart des pays comme une condition de leur accord au renouvellement, en 1995, du traité de non-prolifération nucléaire, le contexte international est de plus en plus hostile à la poursuite des tirs. Les derniers essais français datent, comme ceux des Russes, de 1991. Pourtant, à l'heure où la France a choisi de renouveler les missiles balistiques de sa force océanique (missile M5), peut-elle se passer véritablement d'essais ? Les partisans du moratoire arguent du fait que les nouvelles techniques de simulation par le calcul sont suffisantes. Mais les tenants de la reprise estiment que les capacités de la France en matière de simulation sont loin d'être aussi performantes que celles des États-Unis. Dans leur esprit, rien ne saurait remplacer un essai en grandeur nature. Le président a semblé vouloir geler le débat – en le déplaçant – qui estimait qu'en l'état actuel de son arsenal nucléaire la France pouvait s'en tenir au concept de stricte suffisance. Et d'appeler à un traité d'interdiction complète des essais « à la condition qu'il soit universel et véritable ». Au temps de la confrontation Est-Ouest, ce type de déclaration n'avait rien d'exceptionnel. Surtout, elle n'engageait personne : il y avait toujours quelqu'un pour ne pas jouer le jeu. Aujourd'hui, alors que la Corée du Nord et l'Iran ne font pas mystère de leurs ambitions nucléaires, alors que la Chine a procédé à un nouvel essai en octobre, l'avenir de la proposition française apparaît bien incertain.

La France et l'OTAN

Dans le feuilleton, toujours un peu passionnel, des rapports entre la France et le pacte Atlantique, l'année 1993 aura vu s'écrire quelques nouvelles pages. Et non des moindres. Ce fut tout d'abord la signature, le 21 janvier, d'un accord entre l'amiral Lanxade, chef d'état-major des armées françaises, le général Klaus Naumann, inspecteur général de la Bundeswehr, d'une part, et le général américain John Shalikashvili, commandant suprême des forces alliées en Europe, d'autre part. Selon cet accord, la France accepte que ses unités de l'Eurocorps soient placées sous commandement atlantique. En clair, et pour la première fois depuis sa sortie de l'OTAN en 1966, Paris accepte que, en cas de crise, des unités françaises dépendent du commandement opérationnel de l'Alliance. Quelques mois plus tard, en avril, le rapprochement s'enrichissait d'un nouvel épisode. La France allait siéger avec voix délibérative au comité militaire de l'OTAN pour y traiter des questions de maintien de la paix. Rappelons que le comité militaire de l'OTAN est la plus haute autorité militaire de l'Organisation atlantique et qu'il est placé sous l'autorité politique du Conseil de l'Atlantique Nord et du comité des plans de défense. De plus, les grands commandements militaires et les agences militaires de l'OTAN lui sont rattachés. Nul doute que le fait d'être en tête des pays ayant fourni des Casques bleus à l'ONU explique cette décision. En effet, si les opérations de maintien de la paix relèvent des Nations unies, elles sont, dans la pratique, gérées par les états-majors de l'OTAN. Le ministre de la Défense a justifié cette inflexion, estimant que, en l'absence d'une unité politique a minima susceptible de permettre l'élaboration d'un système organisé de sécurité en Europe, la « présence des Américains sera une nécessité vitale pour l'ensemble du continent ». Et d'ajouter qu'en Europe centrale, danubienne et balkanique, des pays « tiennent l'Alliance comme un modèle aujourd'hui, comme un tuteur peut-être, comme un arbitre demain ». S'il est prématuré de parler d'un premier pas vers une réintégration des commandements alliés, il semble clair que la France, prenant la mesure de la chute du mur de Berlin, de l'effondrement du communisme en Europe et de l'émergence de conflits sanglants, entend assurer sa part de responsabilité dans l'aggiornamento de la défense alliée. De toute manière, même si quelques voix s'élevaient du côté du gouvernement en faveur d'une réintégration dans l'OTAN, on serait bien en peine de trouver dans sa majorité les moyens de ce crime de lèse-gaullisme.

Philippe Faverjon