Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

L'échec de la rénovation menée en 1989 par une poignée de quadragénaires et l'incapacité persistante de la droite à se doter d'un système moderne de sélection de candidats ne pouvaient pas ne pas réveiller chez les électeurs la pulsion monarchique de légitimation par le pouvoir.

Édouard Balladur a été nommé Premier ministre par la volonté combinée d'un chef de l'État qui avait perdu les élections et d'un président du RPR qui s'est manifestement trompé de film. À partir de cette inadvertance fondatrice, la magie du sacre opère à son profit avec une efficacité d'autant plus grande que, le chef de l'État ne pouvant plus prétendre à sa propre succession, la légitimité est en déshérence potentielle et que M. Balladur, chiraquien par affiliation et modéré par sensibilité, apparaît comme le seul homme de la majorité qui puisse être simultanément accepté par un RPR dont il est membre et par une UDF dont il est proche.

Légitimité par l'exercice du pouvoir, M. Balladur s'est trouvé de surcroît protégé par l'exercice de la cohabitation. Du jour où Jacques Chirac consentit à laisser « son ami de trente ans » occuper l'Hôtel Matignon, la boîte de Pandore de la seconde cohabitation s'est ouverte, libérant les grands vents de recentrage et contraignant tout aussitôt l'armée victorieuse et le chef vaincu des législatives à s'entendre sur une ligne sinon médiane du moins prudente, celle-là même qu'Édouard Balladur entendait précisément faire sienne.

Image renversée de la majorité parlementaire, le nouveau gouvernement, dominé par le couple antinomique Simone Veil et Charles Pasqua, traduisait d'emblée ce parti pris de rééquilibrage : rééquilibrage politique avec une UDF confortée, un CDS royalement servi, un RPR sacrifié dans ses éléments les plus droitiers ; rééquilibrage géographique avec une équipe tout entière sortie soit de l'opulente région parisienne soit de la France la plus périphérique, la plus ultramontaine et la moins jacobine ; rééquilibrage idéologique enfin par la surreprésentation au sein du gouvernement du oui à Maastricht. Rejetée à l'extérieur du jeu gouvernemental, la France jacobine, égalitaire et nationaliste, celle du très grand Bassin parisien dont Emmanuel Todd a montré qu'il était au cœur de la résistance anti-européenne, en était réduite à trouver sa revanche à l'Assemblée, en portant triomphalement au perchoir son chantre le plus talentueux et le plus inspiré, M. Philippe Séguin.

Troisième composante de la stratégie balladurienne : le grand jeu de la dissociation des droites profondes. Du changement de majorité, celles-ci attendent pour l'essentiel deux choses, avec une intensité dont le Premier ministre a d'emblée mesuré le caractère inégal. Elles attendent fortement, instinctivement, une politique de fermeté sur le double chapitre de la sécurité et de l'immigration. Elles attendent, plus superficiellement, plus intellectuellement, une réaffirmation de la France souveraine face à la bureaucratie bruxelloise et au « parti de l'étranger ». D'un côté Charles Pasqua, de l'autre Philippe Séguin. Tout l'art du nouveau gouvernement aura été de répondre, et avec quel débordement de faconde méridionale et d'énergie médiatique, aux attentes sécuritaires de l'opinion afin de poursuivre, y compris dans les pires épreuves monétaires et commerciales, une ligne européenne sans failles.

La partie est-elle jouée pour Édouard Balladur ? A-t-il d'ores et déjà triomphé de tous ses rivaux, c'est-à-dire en fait de Jacques Chirac ? L'affirmer, ce serait compter sans les effets déstabilisateurs d'une crise en aggravation constante et sans la force d'inertie des partis politiques. Que le débutant maladroit d'hier se soit transformé en magicien de la politique ne suffit ni à conjurer le spectre du chômage ni à maîtriser la redoutable puissance de la machine RPR. 1994 sera pour la nouvelle étoile de la politique française l'année de tous les périls.

Jean-Louis Bourlanges
Député européen. Conseiller régional de Haute-Normandie