Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Comment expliquer un tel désastre ? Faut-il privilégier une approche traditionnelle et voir dans cette contre-performance absolue le simple effet de la rigueur économique et de l'usure du pouvoir ? Faut-il au contraire, avec Emmanuel Todd, mettre en cause les choix européens, ultramontains en quelque sorte, du président et du gouvernement, qui auraient heurté de plein fouet l'égalitarisme nationaliste et républicain qui constitue depuis la Révolution française le vieux fonds idéologique de la gauche ? Faut-il, à la charnière de ces deux logiques, voir dans le grand bouleversement électoral du mois de mars l'effet d'une désindustrialisation massive et mal contrôlée et d'une déstructuration de la classe ouvrière ?

Sans doute convaincue, comme François Mitterrand, « qu'on ne sort jamais de l'ambiguïté qu'à son détriment », la nouvelle direction du Parti socialiste se contente de faire un choix tactique précis, celui d'un retour à la « culture d'opposition », voire d'un retour à l'« archaïsme » : réaffirmation manichéenne de l'opposition droite-gauche, exaltation des valeurs de laïcité, « volontarisme social » en matière de temps de travail, prudence et circonspection à l'égard de l'Europe libérale, reconstruction politique de la gauche autour d'un PS conforté dans sa vocation hégémonique par le maintien du scrutin majoritaire. Le nouveau premier secrétaire du PS se voit conforté dans sa démarche par l'adhésion progressive des militants, la marginalisation des Verts, les prudences de Bernard Kouchner et les mésaventures sportives et financières de Bernard Tapie. Michel Rocard jouant pour le compte des générations futures le liquidateur du rocardisme, tel est le vrai « big bang » post-électoral du PS.

Rive droite

À peine victorieuses – et de quelle éclatante façon ! – aux élections législatives, les droites françaises se retrouvent confrontées aux deux spectres qui les hantent en permanence : le spectre de l'opposition entre les ultras, nationalistes et autoritaires, et les modérés, européens et libéraux, opposition qui sous des formes diverses n'a cessé depuis l'origine de dominer l'histoire de la Ve République : le spectre de la guerre des chefs ensuite qui mine les rapports entre le RPR et l'UDF depuis qu'avec la défaite de 1981 les mécanismes traditionnels de légitimation des hommes nouveaux par l'exercice du pouvoir sont hors d'état de fonctionner, laissant face à face, en une sorte de huis clos sartrien, les trois plus hauts dirigeants de la République d'hier, le président Valéry Giscard d'Estaing et ses deux anciens Premiers ministres.

Les mois qui vont de la nomination, le 29 mars, de M. Édouard Balladur comme Premier ministre jusqu'à l'approbation parlementaire, le 15 décembre, des accords du GATT, se caractérisent par une tentative brillamment conduite de conjuration de chacun de ces deux spectres.

Rééquilibrage au profit des modérés, émergence d'un troisième homme dans la course présidentielle, les deux phénomènes ont évidemment partie liée : la logique du recentrage n'eût pas été possible si Balladur n'avait pas disposé dans l'opinion d'un crédit exceptionnel, et, à l'inverse, le triomphe de l'ouverture internationale, symbolisée par les accords du GATT, contribue puissamment à mettre le Premier ministre sur orbite présidentielle.

Ce miracle apparent résulte de l'orchestration particulièrement savante de trois logiques distinctes : une logique monarchique, inscrite dans l'héritage culturel des droites, et qui fait de l'accession au pouvoir le point de départ, bien plus que le point d'arrivée d'un processus de légitimation politique ; une logique républicaine, celle de la cohabitation, qui suppose le compromis et postule le rééquilibrage ; une logique gouvernementale, enfin, visant à dissocier le bloc des ultras en répondant directement à ses attentes en matière d'immigration et de sécurité afin de mieux faire échec aux pulsions nationalistes et protectionnistes qui travaillent la droite.

Tout commence avec l'effet miraculeux de l'arrivée au pouvoir. L'habitude s'est prise au sein des droites françaises depuis 1958 de faire de l'exercice du pouvoir la source et non pas l'aboutissement d'un processus de légitimation de l'homme d'État. Loin d'être, comme aux États-Unis, la conclusion d'une confrontation férocement démocratique au sein des partis, l'unité de candidature est perçue chez nous comme un véritable don du ciel auquel les citoyens n'ont aucune part, l'élection divine se manifestant précisément par l'accession, aussi mystérieuse qu'inopinée, de l'intéressé aux grandes responsabilités d'État.