Amérique latine : les lenteurs de la normalisation

Le libéralisme économique continue de triompher dans les pays d'Amérique latine, en dépit des tensions sociales qu'il suscite. Les succès économiques sont cependant inégaux et les risques de dérapage toujours présents. Plusieurs pays confirment leur attachement récent aux principes démocratiques, mais d'autres zones, comme l'Amérique centrale, Cuba et Haïti, ont encore beaucoup de chemin à faire sur la voie de la démocratisation et du respect des droits de l'homme.

Stabilisation économique

Le début des années 1990 est marqué dans les grands pays d'Amérique latine, à l'exception du Brésil, par le souci de la rigueur économique et financière, et par la rupture, parfois brutale, avec le dirigisme et le protectionnisme d'avant la crise des années 1980. En 1993, la réduction de l'inflation et des déficits budgétaires est restée à l'ordre du jour. Avec 0 % d'inflation au mois d'août, l'Argentine, dont la politique économique est toujours conduite par le ministre Domingo Cavallo, l'homme le plus populaire du pays, peut escompter un taux d'inflation de 6 % sur l'année (17,6 % en 1992), tout en maintenant un taux de croissance équivalent. La parité du peso avec le dollar a été maintenue (1/1), ainsi que la rigueur budgétaire, facilitée par des privatisations. Le Mexique confirme lui aussi ses remarquables progrès, avec une inflation ramenée au-dessous des 10 % et un excédent budgétaire. Une nouvelle vague de privatisations concerne les infrastructures, négligées depuis plusieurs années au nom du règlement de la dette extérieure : routes et autoroutes, ports et aéroports font l'objet de concessions aux investisseurs privés. Quant au Pérou, dont le ministre des Finances désigné en janvier, Jaime Carnet Dickmann, est un chef d'entreprise, il joue à fond la carte libérale en mettant en route un ambitieux projet de privatisation de 150 entreprises d'une valeur de 1,5 milliard de dollars. Avec l'objectif d'une inflation de 27 % en 1993 (8 000 % en 1990, 56,7 % en 1992) et la reconstitution de ses réserves de devises, le Pérou est sur la voie de la renaissance économique. Comme dans les autres pays adeptes de la rigueur financière, les capitaux étrangers ont continué d'affluer. L'Argentine et le Pérou ont retrouvé leur place au sein de la communauté financière internationale en renégociant, au printemps, leur dette extérieure, et ces pays, comme le Chili et le Mexique avant eux, ont de nouveau accès au crédit international.

Libre-échange

L'accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui doit créer un marché de 370 millions de consommateurs en Amérique du Nord (Mexique, États-Unis, Canada), suscite à la fois émulation et inquiétude. Alors que le Chili a déjà signé un traité de libre-échange avec le Mexique, il est sur les rangs, ainsi que l'Argentine, pour faire de même avec les États-Unis. Suivant en cela l'évolution mondiale, l'Amérique du Sud voit se constituer des zones de libre commerce régionales, qui tentent de surmonter les difficultés liées à la fragilité et à l'instabilité économiques des différents partenaires. Le Pacte andin, qui végète, pourrait être relancé par le redressement économique du Pérou et de la Bolivie. Les pays d'Amérique centrale (sauf Belize) ont signé, le 29 octobre, un protocole d'accord prévoyant la création d'un marché commun de trente millions de personnes. Le succès de MERCOSUR (Argentine, Uruguay, Brésil) dépend de la stabilisation économique du Brésil, encore ajournée en 1993, tandis que l'Argentine se plaint de la concurrence déloyale des produits brésiliens, importés en quantités croissantes sur son territoire. Le CARICOM, petit marché de 5,5 millions d'habitants qui regroupe douze pays anglophones de la Caraïbe liés depuis octobre 1992 par un tarif douanier commun, voit s'approcher avec inquiétude la ratification de l'ALENA, qui va lui faire perdre le privilège des tarifs préférentiels établis avec les États-Unis au début des années 1980.

Privatisations

Les privatisations en Amérique latine, inaugurées dès 1974 par le général Pinochet au Chili, ont rapporté environ 50 milliards de dollars, dont 20 milliards pour le seul Mexique. Outre qu'elles ont permis aux États vendeurs de combler en partie leur déficit budgétaire, elles ont conduit à une profonde restructuration des économies en réduisant la part du secteur public dans un continent où elle était parfois considérable (au Chili, 39 % en 1973, 16 % en 1990), tout en favorisant non pas le « capitalisme populaire », mais, au contraire, la concentration des capitaux. Les privatisations ont parfois affecté des secteurs qui avaient constitué des symboles forts des nationalismes locaux (par exemple les mines d'étain boliviennes de la COMIBOL, nationalisées en 1953 et revendues en 1985, ou le pétrole argentin), mais au Mexique la production pétrolière, et au Chili celle du cuivre, secteur considéré comme « stratégique » par les militaires, sont restées dans le giron de l'État. Les privatisations n'ont pas manqué d'attirer les capitaux étrangers, et les investisseurs français se sont engouffrés dans cette brèche. Ironie des lois de l'économie libérale, une entreprise publique comme Telecom a conquis les marchés privatisés du téléphone au Mexique et en Argentine, de même que l'UAP a investi dans les fonds de retraite chiliens, et Rhône-Poulenc dans la fabrication des cigarettes au Venezuela. Total, la Lyonnaise des eaux et d'autres ont saisi l'occasion de l'ouverture de marchés jusqu'à présents fermés en raison du dirigisme et du protectionnisme des États.

Facteurs de risques

En dépit de ses succès spectaculaires dans quelques pays, la politique de rigueur et de désinflation n'est pourtant pas dépourvue de risques. La surévaluation des monnaies nationales, qui favorise les importations et pénalise les exportations, accroît de façon inquiétante le déficit des balances commerciales, qui était de 3 milliards de dollars en 1992 en Argentine, et de 20 milliards au Mexique. Au Pérou, pour les mêmes raisons, il atteint 6 % du PIB. Bien que la surévaluation favorise l'acquisition de biens d'équipement, l'industrie nationale argentine perd des parts de marché tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, et des mesures protectionnistes ont dû être prises à titre transitoire dans les secteurs du textile et du papier. Le plan Cavallo est parvenu à un moment difficile de son histoire : comment poursuivre la politique de rigueur sans menacer la croissance ? Le Mexique connaît des difficultés similaires. L'aggravation du déficit de la balance des comptes courants, ajoutée aux incertitudes sur le sort du peso, dont on estime inévitable la dévaluation, pourrait entraîner la méfiance des investisseurs étrangers. Le crédit à long terme, nécessaire aux grands projets de modernisation des infrastructures, se fait toujours rare. Les autorités économiques mexicaines attendent donc beaucoup de la ratification, par le Congrès des États-Unis, du traité de libre-échange nord-américain (ALENA).

Récessions

Dans le concert des grands pays d'Amérique latine, le Brésil fait exception par le désordre de sa gestion économique et financière, qui s'est encore aggravé en 1993. La flambée des prix et la récession (le revenu par tête a baissé de 10 % en trois ans) dévastent une économie qui dispose pourtant d'atouts considérables, avec un excédent commercial de 15 milliards de dollars par an et un afflux ininterrompu d'investissements étrangers. L'inflation, qui était de 1 150 % en 1992, atteint les 2 000 % en 1993. Quatre ministres de l'Économie se sont succédé en huit mois, et le septième plan économique (en sept ans) a été lancé, sans plus de succès que les précédents. Les réformes structurelles entamées par le président Fernando Collor (réforme fiscale, privatisations, libéralisation des échanges) ont été ajournées par son successeur, Itamar Franco, taxé de populisme et qui s'est avéré incapable de proposer une relance crédible fondée sur la désinflation. L'absence d'assainissement intérieur compromet les chances du Brésil de renégocier son énorme dette extérieure (120 milliards de dollars) et d'accéder à l'aide financière internationale, pourtant urgente. Un autre enjeu de son nécessaire redressement économique est le lancement de MERCOSUR, accord de libre-échange l'associant à l'Uruguay et à l'Argentine.