Deux leçons peuvent être tirées, provisoirement, de ces journées sanglantes : même s'ils représentent une part importante de l'opinion publique, les « bruns-rouges » ne sont pas en mesure de mobiliser dans la rue des foules importantes. Seuls quelques milliers d'activistes ont manifesté à Moscou et à Moscou seulement, et, à aucun moment, la population de la capitale n'a donné l'impression de vouloir se ranger aux côtés des putschistes, même durant les premières heures, quand ceux-ci semblaient pouvoir l'emporter. Par ailleurs, il est apparu qu'en tout état de cause le pouvoir devra désormais se partager en Russie entre le centre et la province, entre Moscou et les Parlements locaux.

J. C.

Les changements économiques

De la situation économique on retient avant tout les aspects chaotiques – inflation, enrichissement effréné de petits groupes et appauvrissement d'une part croissante de la population, activités illégales et délinquance. Ces aspects extrêmes dissimulent des réalités plus positives, même s'il s'agit d'une accumulation de petits succès plutôt que d'un tableau global du changement. La privatisation est en 1993 une réalité incontestable en Russie, dont le bilan peut être, à la veille du putsch, établi ainsi : 71 000 petites entreprises et 6 millions d'appartements sont ainsi passés aux mains de propriétaires privés. 261 000 fermes familiales ont été établies, complétées par 47 millions de lopins privés. Certes, à la campagne, cela ne représente que 4 % des terres cultivées ; mais, en raison de l'opposition parlementaire, ce n'est qu'en octobre 1993 que Boris Eltsine a pu imposer un décret sur les diverses formes de propriété terrienne, ce qui a retardé les progrès de la privatisation. S'agissant des moyennes et grosses entreprises, 4 000 ont été privatisées (Vouchers, ou actions distribuées à la population). Ainsi, à la fin de 1993, 40 % de la force de travail russe est employée dans le secteur privé, ou, en tout cas, hors du secteur étatisé ; et le chômage reste encore très faible, même si l'on tient compte du chômage caché. En dépit de la faiblesse des investissements étrangers, la création d'entreprises –et non plus la privatisation des entreprises existantes – est allée bon train, de telle sorte qu'à l'aube de 1994 la Russie compte plus d'un million d'entreprises de ce type.

Au succès de la privatisation s'oppose l'insuccès en matière de stabilisation. La Russie n'a pu juguler une inflation, moindre certes qu'en 1992 – 2 500 % –, mais qui, se situant aux alentours de 900 % en 1993, contraste dramatiquement avec la stabilisation réussie en Pologne (249 % en 1990, 32 % en 1993) ou encore celle de la Slovénie (247 % en 1991, 18 % en 1993). De même, la Russie continue à voir baisser son produit national brut, qui, après une chute de 18 % en 1992, en connaît une nouvelle de 15 % environ, tandis que la Pologne (– 11,6 % en 1990) connaît une croissance de 4 % au même moment. Dans le domaine de l'économie, succès et échecs sont étroitement liés aux conflits politiques.

Le succès de Boris Eltsine au référendum d'avril 1993 a entraîné une accélération de la politique de privatisation. En revanche, le Parlement a voté à la même époque un budget impliquant un déficit de 25 % et une hyperinflation. Malgré l'opposition de Boris Eltsine, la crise budgétaire a dominé l'armée. De même, la Banque centrale placée sous l'autorité du Parlement a décidé, sans consulter le gouvernement, de procéder à la fin juillet à un échange de billets de banque dont la conséquence a été une inflation accrue en raison du sentiment d'insécurité éprouvé par la société devant de telles mesures. Deux mois plus tard, en septembre, la Banque centrale prônait la création immédiate d'une zone rouble d'un type nouveau qui aurait elle aussi installé en Russie l'inflation de manière durable. Enfin, la libéralisation des prix a été rapide, mais elle a eu des effets pervers. Les autorités régionales, soucieuses de se protéger, ont introduit leurs propres systèmes de régulation de prix et des barrières commerciales d'une région à l'autre. Si, en 1992, 23 régions seulement avaient adopté ces systèmes protecteurs, en 1993, 60 des 89 régions de Russie sont autoprotégées, ce qui casse le marché national. Il faut aussi mentionner une série de dispositions économiques qui encouragent les pratiques illégales : décret du 27 mai 1993 sur l'autorisation de créer des entreprises privées par les autorités locales ; décret du 11 juin sur le monopole d'État de la production et du commerce de boissons alcoolisées, etc. Limitation ou contrôle des activités privées et corruption ont ainsi été développés sous l'impulsion souvent des autorités locales, qui trouvaient au Parlement un écho complaisant. En dernier ressort, les progrès économiques russes ont été freinés par la faiblesse de l'État, voire son inexistence, et par le développement des pouvoirs locaux. Pourtant, le développement de la privatisation a eu pour conséquence la naissance d'une classe moyenne d'entrepreneurs de toutes catégories – cela va de la « débrouille » individuelle à l'entreprise rentable – qui est sans aucun doute la vraie chance de la Russie. C'est cette classe moyenne, encore très fragile certes, qui s'oppose à tout retour en arrière et plaide non pour des solutions aventureuses mais pour la poursuite de la progression vers l'économie de marché. L'État, consolidé par la Constitution de 1993, ne peut que renforcer ce projet et les classes moyennes qui en sont les éléments actifs.

La CEI, une communauté qui se stabilise

L'héritage soviétique aux abords de la Russie est difficile. 25 millions de Russes vivant dans les autres Républiques lui posent également le problème des relations avec les États voisins comme celui de la définition de son identité. Les conflits légués par la politique « nationale » de l'URSS ensanglantent la périphérie – Tadjikistan et Caucase en premier lieu. Enfin, les rapports de la Russie avec l'Ukraine sont une source de conflits potentiels.