Turquie : le strabisme géopolitique

La disparition de l'URSS a créé un vide dans lequel Ankara entend bien s'engouffrer.

Exclue de la CEE, la Turquie réoriente sa politique

Cela signifie pour elle s'intéresser aux sept millions de Turcs de l'extérieur. En Europe, le premier signal est venu de Bulgarie, avec les dernières élections législatives de 1991, où le Mouvement des droits et libertés – parti politique bénéficiant du soutien de la communauté turque (8,5 % de la population) – a fait une percée remarquable (10 % des sièges). Il n'en fallait pas davantage pour que Sofia dénonce une montée du nationalisme turc. Les regards se sont ensuite portés en direction de l'Albanie, dont le gouvernement ne ménage pas sa peine pour se rapprocher de la Turquie. Et, à suivre l'évolution de la situation en ex-Yougoslavie, nul ne doute que la Macédoine devienne à court terme un sujet brûlant. Il est clair que la Turquie entend considérer avec bienveillance la lutte de ses « sujets » de l'étranger. Évoquant la « tentation du panturquisme », le journaliste d'Istanbul Faruk Sen pouvait écrire dans Milliyet : « La lutte est-elle déjà engagée entre la Turquie et l'Allemagne pour le partage d'influence dans les Balkans, sur ce qui fut jadis les territoires de l'empire des Habsbourg et de l'empire ottoman ? »

La Turquie et l'Asie centrale

La Turquie, dédaignée par l'Europe – durant des années, elle a rêvé d'entrer dans une Communauté qui avait ouvert ses portes à sa grande rivale historique, la Grèce –, développe son action dans deux directions : l'Asie centrale et la mer Noire. Dès l'écroulement de l'URSS, Ankara s'est souvenue que les pays d'Asie centrale ex-soviétique étaient majoritairement turcophones et sunnites. Deux ans plus tard, la Turquie fait figure dans tous les États d'Asie centrale – à la notable exception du Kazakhstan – de pays frère dont les conseils sont précieux. Les républiques turcophones entendent également s'appuyer sur Ankara pour freiner les visées expansionnistes de l'Iran dans la région. Dans cette perspective, l'activité diplomatique turque en Asie centrale est également observée avec intérêt, voire encouragée, outre-Atlantique où on est aussi soucieux de barrer la route à une progression de l'Iran. Ankara ne ménage pas ses efforts : elle forme des étudiants, des diplomates, des banquiers et des administrateurs, distribue de l'aide alimentaire et des corans en alphabet latin. En moins d'un an, le gouvernement a engagé 1,2 milliard de dollars de prêts et garanties en Asie centrale, soit bien davantage que ses concurrents immédiats dans la région : Pakistan, Arabie Saoudite, Russie et, bien sûr, Iran. De plus, grâce au satellite Turksat, la télévision turque peut désormais couvrir toute l'Asie centrale. Enfin, la partie que la Turquie joue en Asie, vivement encouragée par Washington, n'est nullement découragée par la Russie, inquiète elle aussi de l'activisme iranien.

La mer Noire, autre axe de la politique turque

En 1993, la Turquie, dénonçant la paralysie de la communauté internationale face à la politique serbe, a continué de plaider pour la mise en place de structures nouvelles de dialogue. En obtenant que le secrétariat de la Communauté des pays de la mer Noire soit installé à Ankara, la Turquie confirme qu'elle a pris la tête d'un ensemble géopolitique jusqu'alors inexistant. L'établissement de la Communauté a révélé la nouvelle donne qui préside aux rapports entre Ankara et Moscou. Depuis la séparation de la Russie et de l'Ukraine, la perte de la Crimée et l'hostilité de Kiev à son égard, la capitale russe est pratiquement exclue de la mer Noire. Grâce à l'effort de la Turquie, la Russie y retrouve une place légitime – elle devient une puissance cogérante de la mer Noire – et, sans doute mieux encore, un ersatz d'influence internationale qui lui fait défaut ailleurs. À l'évidence, le calcul d'Ankara témoigne d'un sens très aigu du Grand Jeu. En effet, la Turquie désarme les méfiances russes devant les progrès de sa puissance, tout en se ménageant la possibilité d'agir plus activement en Asie centrale. De plus, elle tente ainsi de faire en sorte que le contentieux russo-ukrainien ne fasse tache d'huile dans la région. En revanche, l'évolution de la situation au Caucase a ruiné deux ans d'efforts de la Turquie pour affermir son leadership dans la région. C'est dans cette perspective qu'il convient d'apprécier la visite officielle à Moscou, en septembre, du nouveau Premier ministre de Turquie, Mme Tansu Ciller. Celle-ci a proposé à Boris Eltsine la constitution d'une force de paix turco-russe au Caucase. Il est vrai que l'avancée des forces arméniennes en territoire azéri constitue un échec pour Ankara. En effet, Aboulfaz Eltchibey, élu lors des premières élections libres en Azerbaïdjan avec la bénédiction de la Turquie, a été remplacé par Gueïdar Aliev, un ancien membre influent du KGB. Première conséquence économique pour Ankara, le projet d'oléoduc qui devait servir à exporter le pétrole de l'Azerbaïdjan sur la côte méditerranéenne de la Turquie en passant par l'Arménie se trouve pour le moment remis sine die.

Relance des activités du PKK

Le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui un moment parlait de processus de paix et avait même décrété, en mars, un cessez-le-feu unilatéral, s'est lancé dans une nouvelle stratégie guerrière. Celle-ci entend désormais suivre deux axes : l'attaque des sites touristiques de la Turquie, et le harcèlement des intérêts turcs en Europe. Avec près d'un demi-million de Kurdes sur 1,8 million d'immigrés originaires de Turquie, ce pays constitue de loin le principal bastion du PKK en Europe. Les autorités allemandes craignent que la quasi-guerre civile du Sud-Est anatolien ne se propage jusqu'en RFA. Les prises d'otages perpétrées par le PKK dans différentes métropoles européennes ont donné du grain à moudre aux « faucons » d'Ankara. L'état d'urgence au Kurdistan turc a été reconduit, les réformes promises par le gouvernement de Mme Tansu Ciller étant renvoyées à des jours meilleurs. Dans ce climat de violence, un possible retour de l'armée aux commandes est parfois évoqué. Enfin, l'impuissance de l'État à régler la question kurde – on sait qu'elle est aussi une question sociale – a été exploitée par les fondamentalistes islamiques dont l'audience s'est sensiblement accrue en 1993. Pays au strabisme géopolitique prononcé – elle « louche » sur l'Europe et sur l'Asie –, propulsée au rang de puissance régionale par la grâce de l'effondrement de l'URSS, la Turquie fait encore figure de colosse aux pieds d'argile.

Philippe Faverjon