L'année du cinéma 1993

De violentes polémiques secouent le paysage cinématographique et audiovisuel français et européen en cette fin d'année 1993. Jacques Toubon, ministre de la Culture et de la Francophonie, soutenu par les artistes et les professionnels, réclame, dans les mois qui précèdent les négociations du GATT, que le cinéma de la Communauté européenne continue à bénéficier de la « clause d'exception », rejetant ainsi le concept ambigu et minimaliste de la « spécificité culturelle » prônée par les Américains pour justifier la libre circulation totale de leurs produits audiovisuels, déjà amortis sur leur territoire.

Cette querelle n'a pas cessé depuis les fameux accords Blum-Byrnes (28 mai 1946), instituant un système de quotas en France en faveur des films américains, qui avaient provoqué une importante mobilisation de la profession et conduit, en 1947, à la révision de certains points par trop défavorables au cinéma français.

Cultures en jeu

L'enjeu n'est pas simplement économique, il est aussi culturel. La France, qui est le pays d'Europe à avoir le mieux résisté, ne détient plus que 35 % de ses parts de marché – contre 8,2 % pour les Pays-Bas et 12 % pour la Grèce. Jean-Claude Carrière, dans un article publié le 24 mars dans le Monde, a circonscrit la nature de ce qu'il nomme une véritable « guerre ». Il rappelle que l'audiovisuel est le poste numéro deux des exportations américaines, que cet affrontement repose sur deux conceptions différentes des notions d'œuvre et d'auteur (aux États-Unis, le créateur cède ses droits au producteur, alors que l'Europe, régie par la Convention de Berne, laisse à l'auteur, en principe, la propriété morale de son œuvre). Le scénariste termine sa plaidoirie en insistant sur le fait que « le système de production européen est le seul qui permette aujourd'hui de présenter un autre cinéma, différent du modèle américain ».

La part des films étrangers représentait 1,3 % du total des recettes aux États-Unis en 1992. Cette année-là, 3 films français (ou en coproduction) se placeraient (avec 7 films américains) dans les 10 premiers films en France, 3 films italiens et 3 films japonais (pour 7 films américains) en Italie et au Japon, et 10 films américains en Allemagne et en Grande-Bretagne.

France : la relève ?

L'étude du terrain s'avère plus complexe que ne le laissent supposer les spéculations infrastructurelles, dont la pertinence est cependant fondée. Comme l'année passée, la production française se scinde en deux blocs irréductibles. D'une part, les grosses machines, comme les Visiteurs (Jean-Marie Poiré, d'ores et déjà champion national toutes catégories) ou Germinal (Claude Berri), qui, du fait de leurs investissements, sont condamnés au succès public ; de l'autre, des premiers films (Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, de Laurence Ferreira Barbosa ; Faut-il aimer Mathilde ?, d'Edwin Bailly ; le Fils du requin, d'Agnès Merlet), qui annoncent des talents en gestation, mais dont la percée est entravée par le parc réduit de salles qui leur est offert. De plus, ces opéra prime relèvent, depuis vingt ans et la fin des nouvelles vagues, d'inspirations disparates, quoique souvent intimistes.

Mis à part Hélas pour moi (Jean-Luc Godard), la Naissance de l'amour (Philippe Garrel) et le très étonnant double film d'Alain Resnais Smoking/No smoking, genre de « mode d'emploi » humoristique de ses premières œuvres dysnarratives, non construites sur une histoire linéaire (Hiroshima mon amour, 1959 ; Muriel, 1963), et quelques très rares autres, les travaux ambitieux d'auteurs français modernes et confirmés, qui continuent à suivre leur voie sans s'endormir sur leurs lauriers, étaient rares. En Grande-Bretagne cependant, pays qui sort d'une longue torpeur en la matière, Ken Loach (Raining Stones) et Mike Leigh (Naked), metteurs en scène d'une certaine envergure, ont refocalisé l'attention sur le cinéma britannique en traitant, sans concession et avec maîtrise, de sujets à connotations sociales ; primés au dernier festival de Cannes, ils entament, en automne 1993, une carrière commerciale en France. La mort de Federico Fellini, le 31 octobre, à l'âge de 73 ans, un des rares cinéastes italiens à avoir conservé une dimension mondiale, laisse le 7e art transalpin dans une situation de grand marasme.

Jeune cinéma français

La sortie groupée en automne de plusieurs premiers films français (Grand Bonheur d'Hervé Le Roux, Faut-il aimer Mathilde ? d'Edwin Bailly, Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa, le Fils du requin d'Agnès Merlet) attire l'attention des Cahiers du cinéma no 473 (novembre) et de Première no 201 (décembre). Cinq rédacteurs des Cahiers (Thierry Jousse, Nicolas Saada, Frédéric Strauss, Camille Taboulay, Vincent Vatrican) y esquissent quelques souhaits-définitions, dont celui de « nouvel auteur » : « Ambivalente, la notion d'auteur demeure au centre du jeune cinéma français. Aujourd'hui, on ne peut pas entrer en cinéma sans être auteur, et c'est tant mieux, mais, en même temps, le cinéma français prend le risque permanent de s'asphyxier sous la règle du je et du moi. Si l'auteur érigé en modèle unique précède le film, ou le désir de cinéma, le risque est grand d'en rester au stade du miroir. Seule solution pour sortir de cet hiatus : le spectacle et sa capacité de propulsion vers le monde extérieur. On l'a assez dit et répété, le cinéma se fait à plusieurs, sous peine de ne pas s'incarner. Il faut ainsi laisser ouverte la ligne de partage entre les deux côtés de la caméra afin qu'on puisse passer de l'un à l'autre, sans être soumis a la seule volonté du démiurge tout-puissant. Que réclamons-nous donc des jeunes cinéastes ? Un cinéma personnel mais pas narcissique, un cinéma d'auteur mais pas hautain, un cinéma écrit mais aussi dansé, un cinéma qui dit je mais aussi nous [...] »