S'il y a donc bien une affaire Taguieff, il y a également une affaire Krisis, déclenchée par les contributions d'intellectuels de gauche (Régis Debray, Bernard Langlois, Max Gallo, Edgar Morin, Michel Serres, Jean Baudrillard...) à Krisis, la revue dirigée depuis 1988 par Alain de Benoist. À défaut d'une alliance politique, peut-on parler d'une alliance intellectuelle ? En dépit de la méthode employée, il faut retenir une question légitime : fallait-il ou non publier dans Krisis ? Krisis : une officine d'extrême droite ? Faut-il conclure à la responsabilité collective assumée par tous ceux qui écrivent dans une même revue, côte à côte et parfois en débat ? Pourquoi alors continuer à signer individuellement les seuls textes dont on assume la responsabilité ?

Aucun texte négationniste n'a été publié dans cette publication qui se veut un lieu de débat entre intellectuels de droite et de gauche. Si on ne peut incriminer, dans l'état actuel, le contenu explicite de Krisis, c'est donc bien son directeur, Alain de Benoist, qui est la véritable cible de la polémique. Glissant de l'affaire Taguieff à l'affaire Krisis, on en arrive donc à l'affaire Alain de Benoist : on sait que ce dernier est l'objet de vindictes régulières et d'attaques dans le journal du Front national, Présent, et qu'il n'est pas membre du Club de l'horloge. Que lui reproche-t-on alors ? D'être d'extrême droite et plus encore d'être un nazi caché et de ne pas le dire. Effectivement, on peut lui reprocher des propos poussant le relativisme culturel jusqu'au racisme – précédant la création de Krisis – vis-à-vis desquels il a pourtant pris ses distances, et surtout d'avoir des contacts avec des maisons d'extrême droite en Italie et en Espagne. C'est par rapport à ces griefs qu'Alain de Benoist doit clarifier ses prises de position, comme l'y invite Taguieff : soit il répond aux attaques concernant son soutien à des idéologues nazis et négationnistes, soit il continue à se taire, et il donne alors raison à ses détracteurs. Mais, d'emblée, il eut été préférable que les attaquants précisent ce point.

Dans cette optique, la question se déplace sensiblement : il ne s'agit plus seulement de savoir s'il faut collaborer à une revue dirigée par un directeur soupçonné de partager les thèses négationnistes, mais de se demander comment discuter celles-ci. Le débat remonte au début des années 80 : on a en effet reproché à Pierre Vidal-Naquet de démonter les arguments de Faurisson, de les cautionner en les discutant dans les colonnes d'une revue. On ne discute pas les thèses négationnistes, lui répliquait-on. Aujourd'hui encore le débat rebondit avec la publication de l'ouvrage de Jean-Claude Pressac (les Crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse, Éditions du CNRS, 1993) : ce pharmacien de profession, un temps séduit par les thèses négationnistes, les a réfutées en menant à terme un travail relatif à l'histoire technique d'Auschwitz, qui a été publié par les éditions du CNRS, reconnaissance scientifique s'il en est. Claude Lanzmann (l'auteur du film Shoah sur la déportation) a riposté violemment dans le Nouvel Observateur, affirmant en substance que ce travail n'apportait rien de nouveau depuis son film, mais aussi que l'explication historique constituait une trahison de la mémoire des victimes. L'affaire Krisis ne doit pas tromper : si la question est de savoir s'il faut collaborer à une revue dont le directeur est soupçonné de tenir un double discours, celle de savoir comment discuter les thèses négationnistes en est la face cachée.

Olivier Mongin
Directeur de la Revue Esprit