Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Allemagne : unifiée mais désunie

En 1993, l'Allemagne s'est trouvée plus que jamais à la croisée des chemins européens.

Sonderweg

Face à une opinion publique désorientée, le chancelier Helmut Kohl et la majeure partie de la classe politique confirmaient leur attachement à la construction européenne autour de l'alliance privilégiée avec la France. Cependant, la tentation du « cavalier seul » ne disparaissait pas pour autant du paysage politique allemand. L'« exception allemande » (le Sonderweg) continuait à faire des adeptes, au moins chez les journalistes et les faiseurs d'opinion, pour qui la Communauté présente le double défaut de laisser sur la touche la partie orientale de l'Europe et de n'être, en fin de compte, qu'une entreprise de jugulation de la puissance allemande.

Par ailleurs, l'année a vu se creuser le fossé entre les ambitions politiques et diplomatiques du pays et les réalités de la récession accrue des désastres humains causés par la réunification. Le ministre des Affaires étrangères, Klaus Kinkel, pouvait bien réclamer pour l'Allemagne un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, la société allemande s'installait dans le même temps dans un double fonctionnement à deux vitesses : à la césure, commune à d'autres pays, entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas s'ajoute désormais une disparité entre les niveaux de vie des Allemands de l'Ouest et ceux des nouveaux Länder de l'Est.

Trois révisions

D'autres révisions difficiles, d'autres remises en causes fondamentales ont également marqué la vie publique allemande. Elles sont de trois ordres : militaire, juridique et social.

Le 22 juillet, la Bundeswehr envoyait 1 500 soldats en Somalie, sous la bannière de l'ONU. Cette opération constituait, en soi, une petite révolution : c'était la première fois, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu'on voyait des militaires allemands hors de la zone couverte par l'OTAN, qui constituait jusqu'alors l'unique champ d'action possible pour la Bundeswehr. Le 26 juin, une révision constitutionnelle restreignait considérablement le droit d'asile en Allemagne, qui, jusqu'à cette date, était, en réaction contre le passé nazi, d'une extrême libéralité. Cette refonte du droit d'asile aura pour effet immédiat de diviser par trois le nombre des demandeurs. Dans le même temps se développait, dans tous les milieux, une réflexion critique sur le « droit du sang » qui, depuis le début du siècle, régit, de façon quasi exclusive, l'attribution de la citoyenneté allemande. Il s'agissait d'abord de calmer l'opinion publique et de limiter le champ à l'extrême droite, alors que les agressions racistes se sont multipliées dans le pays. La révision du droit d'asile est intervenue trois jours seulement avant l'incendie de Solingen où périrent deux femmes et trois fillettes turques ; pour la première fois, la communauté turque allait réagir violemment à ce nouvel acte criminel, tandis que l'on prenait conscience qu'une partie non négligeable de la jeunesse allemande adhérait au message xénophobe des mouvements extrémistes.

Certes, les derniers mois avaient été marqués par d'impressionnantes manifestations antiracistes ; le gouvernement avait pris la décision de dissoudre plusieurs groupuscules néonazis, tandis que les tribunaux hésitaient moins à sanctionner sévèrement les auteurs d'actes racistes. Mais il fallait aller plus loin : le 5 juin, le président de la République, Richard von Weizsäcker, suivi 4 jours plus tard par le chancelier Kohl, se prononçait pour une évolution du code de la nationalité vers un système mixte, plus apte à faciliter l'intégration des 1 800 000 Turcs vivant sur le sol allemand.

À l'été, ces mesures et ces déclarations ont contribué à assainir le climat et à limiter les réactions xénophobes massives ; elles n'ont pas pour autant fait disparaître le problème. Et cela d'autant moins que la crise économique et sociale s'est aggravée.

À l'Est, plus d'un salarié sur trois est sans emploi (soit 1,2 million de chômeurs et quelque 600 000 personnes en formation ou bénéficiant d'un « traitement social »). Les nouveaux Länder continuent d'être sous perfusion (135 milliards de Marks y seront transfusés au cours de l'année), ce qui pérennise une situation humiliante, même si les salaires de l'Est, malgré une productivité inférieure de 35 %, ont été sensiblement rapprochés du niveau de ceux perçus à l'Ouest. Mais la crise touche l'ensemble de l'Allemagne : le PIB aura continué de baisser (– 3 %), comme la productivité des grands secteurs industriels traditionnels, alors que l'inflation aura augmenté, tout comme le chômage : à l'automne, on comptait 3,5 millions de sans-emploi et l'Office fédéral du Travail craignait que le chiffre des 4 millions ne soit atteint pendant l'hiver prochain. Si l'on ajoute à ces chiffres celui des « chômeurs déguisés » que sont les 2 millions de salariés en chômage partiel, en réorientation professionnelle, les « tucistes » et les préretraités, le chiffre fatidique de 1932 n'est plus loin... À l'automne, les premiers signes annonciateurs d'une petite reprise économique (+ 0,5 % de croissance au deuxième trimestre) sont les bienvenus, même s'ils demeurent encore bien fragiles.