Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Pour l'accusation, il y a deux initiés : Samir Traboulsi et Alain Boublil. Le premier, comme conseiller de Nelson Peltz, patron de Triangle, le second, comme chef de cabinet du ministre des Finances Pierre Bérégovoy, ont suivi de très près toutes les négociations. Grand ami de Roger Patrice Pelat et de Samir Traboulsi, Alain Boublil se trouvait sur le yacht du financier libanais lors d'une réunion importante entre les négociateurs. Le 13 novembre, lors du dîner d'anniversaire de mariage donné par Pierre Bérégovoy, il était à la même table que Roger Patrice Pelat. Deux jours plus tard, ce dernier et son ami Max Théret se précipitaient sur le titre Triangle.

Les interrogatoires des prévenus donnent lieu à de savoureuses révélations. Charbel Ghanem assure avoir acheté ses actions pour le compte de Chaker Koury, un fabricant de poufs à Beyrouth, qui a choisi comme banque... IDB, un tout petit établissement situé à Anguilla (Antilles britanniques) et dont le directeur payé au SMIC est un ancien pompiste. Selon Ghanem, pour acheter des Triangle, Koury s'adressait à Anguilla, qui avisait Genève, qui alertait Londres, qui répercutait l'ordre sur New York. Un circuit, on le voit, pas très simple.

Mais, du côté français, on n'est guère plus crédible. Max Théret et son associé Robert Reiplinger s'empêtrent dans leurs dénégations. Selon eux, c'est uniquement grâce à leur flair boursier et à leurs lectures des journaux financiers qu'ils ont acheté 34 300 actions Triangle (une plus-value de 8 857 000 F !). « On a eu un déclic », assurent-ils. Mais, avec l'audition de leur courtier, tout s'écroule. Le 15 novembre 1988 à 14 h 21 – deux jours après le dîner d'anniversaire du 13 novembre –, Patrick Gruman, courtier de Max Théret, téléphone à Michel Glass, employé du broker londonien Morgan Stanley... pour acheter des Triangle. Comme c'est l'usage chez les brokers londoniens pour éviter toute contestation, les conversations téléphoniques sont enregistrées sur magnétophone.

« – Allô Michel, il me faudrait des Triangle sur le marché hors cote de New York.

– Attention Patrick, il y a plusieurs Triangle : Home et Corp, lequel veux-tu ?

– Je ne sais pas, je veux l'action qui fait... comment ça s'appelle... des trucs pour le lait et le Coca. Surtout, ne te trompe pas.

– Combien t'en veux ?

– Je ne sais pas, je ne connais pas le prix, mais achète par tranche de 3 millions.

– T'es sûr de toi ?

– Oh, il sait ce qu'il fait. C'est peut-être un copain du mec qui le lui a dit... »

Le 23 juin, le réquisitoire de Jean-Claude Marin fait sensation. Dénonçant « la course méprisable à l'argent sale » et « la voyoucratie de l'argent », il ne ménage guère les prévenus : « Avez-vous remarqué comme ils sont à l'aise, comme ils sont fringants et, pourtant, ce sont des tricheurs. Le fonds de monarchisme qui sommeille chez les Français excluait (à tort) que cette affaire puisse être jugée, une affaire où se croisent un grand ami du président, un vieil homme fidèle soutien du parti au pouvoir, un grand commis de l'État et un milliardaire omniprésent. Eh bien, ils sont là pour répondre de leurs actes, et je demande une application sans faille de la loi. »

Contre Alain Boublil, il réclame deux ans de prison ferme. « Cette procédure a mis en lumière l'incroyable confusion entre le service de l'État et les amitiés utiles, entretenues à coups de voyages de luxe et de séjours dans des palaces de la Côte. »

Contre Max Théret et Robert Reiplinger, trois ans de prison, dont deux avec sursis et deux millions et demi d'amende. « Ils mentent et ils entraînent leurs collaborateurs dans leurs mensonges. »

Contre Samir Traboulsi, « le Machiavel de cette affaire qui sait si bien se rendre indispensable », deux ans de prison dont un avec sursis et quatre-vingts millions d'amende.

Contre Charbel Ghanem, deux ans de prison avec sursis et deux millions et demi d'amende. Et contre les quatre autres prévenus, des peines de prison avec sursis et des amendes.