La propension technocratique française, qui est souvent le fait des organisations, tend à devenir européenne avec des mots comme intracommunautaire ou subsidiarité. L'année 1993 marquerait-elle le début d'un marché unique du vocabulaire ? Sans doute pas encore, car l'influence anglo-saxonne demeure avec des expressions comme prime time, rappeur ou top model.

Les tendances du prêt-à-parler

Le prêt-à-parler se distingue de la haute culture par son aptitude à refléter des pratiques linguistiques plus populaires. Les nouvelles tendances en ce domaine sont d'abord la prise en compte des difficultés sociales. La dépression française est traduite par l'introduction du mal-vivre et des S.D.F. On y retrouve la mode de « l'allégé », qui a déjà bouleversé les habitudes alimentaires (produits light), transformé l'architecture (le béton a été remplacé par le verre et les nouveaux matériaux légers), favorisé le développement de l'essence sans plomb ou celui du Lycra. Cette tendance lourde de la société avait trouvé sa traduction linguistique dans le culte de l'euphémisme, qui marquait le souci au demeurant louable de valoriser chaque être humain : les concierges étaient ainsi devenues des gardiennes ; les mères célibataires avaient remplacé les filles-mères ; les techniciennes de surface avaient pris la place des femmes de ménage (lesquelles s'étaient déjà substituées aux bonnes à tout faire). Le dictionnaire enregistre cette année, avec quelque retard sur la pratique, le fait que les directions des ressources humaines (parfois même des relations humaines) ont remplacé dans les entreprises les services du personnel. Rien de ce qui est humain n'est d'ailleurs étranger au dictionnaire ; l'humanitaire n'est plus seulement un adjectif (attaché aux grandes causes et, plus récemment, aux couloirs et à l'ingérence) ; il devient un nom.

L'allégement du vocabulaire est également sensible dans le fait qu'on accompagne un malade en phase terminale plutôt que de le laisser mourir. On constate la multiplication des défaillances d'entreprises plutôt que leurs faillites. Les individus, dont certains se sentaient jusqu'ici menacés par les risques inhérents à cette fin de siècle, seront satisfaits de savoir qu'ils ne sont qu'exposés. Ceux qui s'inquiètent en particulier des dangers liés au fonctionnement des centrales nucléaires penseront peut-être qu'elles sont inoffensives puisqu'on y trouve des piscines. Mais on peut, en revanche, déplorer que la reconnaissance du concept de purification ethnique vienne cacher ou atténuer une réalité tragique et insupportable.

Une autre tendance récente consiste à vouloir être concret dans un monde où la virtualité et l'abstraction dominent. C'est le cas souvent des médias qui proposent à leur public des analogies simples : la fracture exprime par une analogie corporelle l'idée d'un monde qui se brise ; les turbulences, jusqu'ici réservées aux bulletins météo, qualifient les crises monétaires et autres mouvements brutaux et imprévus. Mais l'écrit n'a pas abdiqué devant l'image, réelle ou suggérée : des informations qui n'étaient qu'intelligibles, donc peut-être réservées à un élite, sont aujourd'hui lisibles comme dans un journal. Le contrôle ou la maîtrise, idées par trop abstraites, sont rendus plus accessibles par l'analogie mécanique avec la serrure que l'on verrouille.

Les valeurs féminines dans le dictionnaire

Les hommes n'en finissent pas de se sentir coupables vis-à-vis de l'autre sexe. Ils tentent donc de racheter leurs fautes millénaires en féminisant le vocabulaire. Les représentantes de l'ancien sexe faible, aujourd'hui devenu fort, sont donc autorisées à devenir si elles le souhaitent accréditeuses, arnaqueuses, assimilées ou sculptrices (mais le souhaitent-elles vraiment ?). De même, il n'est plus incorrect ou péjoratif de parler dans une entreprise de « la chef » (le mot cheftaine étant probablement réservé au scoutisme). Enfin, le harcèlement sexuel, dernier vestige du machisme dans la vie professionnelle récemment interdit par la loi, est officiellement reconnu par sa présence dans le dictionnaire.

Au siècle de l'audiovisuel, les mots continuent de peser plus lourd que les photos. On n'accorde donc pas à la publication annuelle du dictionnaire l'importance qu'elle mérite. Car les nouveaux mots nous renvoient en lettres et en sons l'image de ce que nous sommes, préfigurant aussi ce que nous allons devenir. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas organiser pour la prochaine collection une véritable présentation, à laquelle seraient conviés non seulement les experts, mais aussi le public par l'intermédiaire des médias ?

Gérard Mermet