Parmi ces repères disparus, celui de la transcendance est peut-être le plus important. Depuis deux siècles, la société française a voulu s'affranchir de Dieu et inventer un idéal laïque. Devenir, en quelque sorte, son propre modèle. Certains ont voulu voir dans cette émancipation le triomphe de l'homme, l'aboutissement de son histoire. Mais beaucoup se sont aperçus récemment que le miroir leur renvoyait une image trop fidèle d'eux-mêmes, dépourvue des attributs magiques que leurs ancêtres pouvaient y voir. Plutôt que de s'en réjouir, ils en ont éprouvé une sorte d'épouvante. Ils en ont été littéralement « désenchantés ».

Le mur médiatique des lamentations

C'est que, malgré les progrès de son intelligence, ou plutôt à cause d'eux et de leurs conséquences discutables, l'homme s'aperçoit peu à peu qu'il ne peut se suffire à lui-même, être sa propre fin, sous peine de provoquer sa mort collective. C'est le sens des préoccupations qui s'expriment aujourd'hui dans le discours écologiste, dans les attitudes nihilistes de certains jeunes, dans le repli social de nombreux adultes, dans les scénarios catastrophistes de la plupart des intellectuels.

Il suffit de se livrer à une rapide analyse du contenu des médias de l'année écoulée pour mesurer l'ampleur de la désillusion ambiante. On ne compte plus les dossiers, articles, émissions consacrés à la crise et à ses multiples facettes : inquiétude des jeunes, chômage des cadres, difficultés dans les rapports entre les sexes, inégalités de revenus, surendettement des ménages... Le rayon « essais » des librairies ressemble de plus en plus à un mur des lamentations. On y trouvait pêle-mêle, l'année dernière, le Chaos pédagogique de Philippe Nemo, le Media-choc d'Alain Mine, le Complot des juges d'Yves Lemoine, la Misère du monde de Pierre Bourdieu, le Crépuscule du devoir de Gilles Lipovetsky, parmi bien d'autres constats d'échecs, pamphlets ou condamnations.

Impuissance et amoralité

Cette avalanche de dénonciations explique la mauvaise humeur des Français. Mais elle ne suffit pas à justifier leur dépression collective. Il faut pour cela évoquer le sentiment commun d'une impossibilité à résoudre les problèmes, la certitude que « rien ne va plus » et la crainte qu'il ne soit déjà trop tard. Ce sentiment de lassitude est renforcé par l'ampleur et le nombre des domaines en difficulté : emploi, éducation, sécurité, construction européenne, environnement, sida, guerres, menace démographique, intégrisme religieux... Il est aggravé par l'incapacité des institutions à proposer des solutions, à réformer leurs structures, leurs modes de pensée et d'action.

Enfin, l'amoralité qui s'est développée sur ce fond de pessimisme n'a fait que le rendre plus pesant. Au nom d'un principe récent selon lequel « chacun fait ce qui lui plaît », la communication entre les individus s'est transformée en excommunication. La dignité, l'honneur, la vertu, le respect des engagements n'apparaissent plus nécessaires dans un monde, où l'ambition n'est souvent plus de bien vivre mais de survivre. Et les solidarités indispensables disparaissent, pour laisser place à une société centrifuge qui tend à rejeter vers les marges ses membres les plus vulnérables.

Le bout du tunnel ?

Si, comme nous l'enseigne la psychanalyse, le dépressif est un individu qui ne parvient pas à faire de projet, à imaginer l'avenir, il est clair que la société française est entrée depuis des années dans une grave dépression. Mais il se pourrait que la maladie amorce bientôt sa phase de déclin. Certains signes montrent en effet une amorce de reprise psychologique, seule capable d'entraîner une reprise économique. L'acceptation par les Français des réformes mises en place par le gouvernement, la confiance accordée au Premier ministre, l'évolution considérable de l'opinion sur les questions liées au partage des emplois et des revenus laissent espérer un retour prochain du courage, de la morale et de l'altruisme. Ça ira mieux demain.

Gérard Mermet
Spécialiste des modes de vie et du changement social, auteur de Francoscopie, Larousse