Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

1992 entre l'alternance et la recomposition

L'année politique est à l'année tout court ce que, chez Bergson, la durée est au temps : une notion élastique et subjective qui déborde les limites du calendrier. Politiquement, 1992 commence en mai 1991 avec le remplacement de Michel Rocard par Édith Cresson à l'hôtel Matignon et devrait vraisemblablement se clore en mars 1993 avec l'élection d'une nouvelle Assemblée nationale et l'ouverture d'un cycle neuf de notre vie publique. Dans celui qui s'achève, les douze mois de 1992 tiennent la part la plus longue et la plus significative. Deux séries d'événements le jalonnent et lui confèrent sa spécificité. D'un côté, l'effondrement électoral de la gauche lors des scrutins territoriaux du mois de mars, le remplacement de Mme Cresson par M. Bérégovoy en qualité de Premier ministre et l'entrée en convulsion du groupe socialiste à l'automne. De l'autre, la multiplication des affaires du financement des partis au procès du sang contaminé, en passant par les opérations immobilières de la Défense – ainsi que le grand happening européen qui culmine avec le référendum du 20 septembre et dessine entre la France du « oui » et celle du « non » une ligne de partage largement inédite.

Ces deux séries d'événements relèvent de deux logiques différentes, celle de l'alternance et celle de la décomposition, dont la juxtaposition donne précisément à l'année qui s'achève son allure particulière et sa déconcertante originalité. Année trouble par excellence, 1992 paraît tout à la fois prolonger en surface et briser en profondeur la continuité et les logiques de la Ve République. On assiste, comme il est de tradition après une douzaine d'années de domination presque ininterrompue d'une même formation, à un spectaculaire affaiblissement des positions électorales, stratégiques et idéologiques du parti au pouvoir. Ce jeu très classique de la faveur et de la défaveur s'inscrit toutefois dans un paysage dévasté : la crise morale, culturelle, sociale et politique déchire le pays, creuse un fossé croissant entre le peuple et ses élites et disloque les cadres traditionnels de l'action politique.

Les prémisses de l'alternance

La victoire de François Mitterrand et des socialistes au printemps 1988 avait tenu à la combinaison décisive de quatre facteurs : la radicalisation libérale du discours de la droite, l'émergence à l'Élysée d'une thématique d'inspiration radical-socialiste permettant au chef de l'État d'ancrer sa campagne dans une fidélité à la gauche tout en débordant largement les frontières électorales du socialisme, la montée en puissance de l'extrême droite et enfin les effets déstabilisateurs de la cohabitation.

Si l'on excepte la question de la cohabitation, le paysage politique de la France offre aujourd'hui un spectacle presque parfaitement symétrique de celui d'il y a cinq ans.

Idéologiquement, c'est peu de dire que les partis de la droite républicaine ont renoncé à leur radicalisme idéologique des années 1980. Après s'être un moment donné le frisson de l'effervescence intellectuelle dans le cadre des États généraux de l'opposition, ils ont, en 1992, renoué avec leur vieille tradition de plasticité idéologique et de pragmatisme gouvernemental. La circonspection programmatique y confine désormais à l'aphasie volontaire.

Plus discrète, l'offre idéologique des droites se fait aussi plus hétérogène : les efforts parallèles et concurrents de l'aile droite du RPR et du CDS se combinent pour refuser d'abandonner à la gauche le thème de la solidarité et à l'extrême droite celui de la nation. Jamais peut-être les droites n'ont été aussi divisées qu'en cette fin d'année 1992 mais cette division, stigmatisée par l'opinion, n'est sans doute que la contrepartie d'une fructueuse diversification.

Au moment où les droites retrouvent confusément les chemins du pragmatisme, la gauche voit son propre message se brouiller. L'arrivée d'Édith Cresson à l'hôtel Matignon avait illustré une volonté de rupture avec l'empirisme social-démocrate de Michel Rocard. Le volontarisme de Mme Cresson aura été l'exact pendant du libéralisme réformateur de Jacques Chirac entre 1986 et 1988. Hélas, des déclarations va-t-en-guerre contre les Japonais jusqu'à la délocalisation de l'ENA, en passant par la politique de fermeté républicaine à l'égard des immigrés clandestins, le « débat fracassant » voulu par François Mitterrand a rapidement tourné court. Le remplacement de Mme Cresson par M. Bérégovoy le 2 avril 1992 consacre le retour de la gauche au pragmatisme, mais à un pragmatisme de résignation plus encore que de sagesse.