Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Arts plastiques : ruptures et continuités

En ce début de décennie, deux phénomènes apparemment contradictoires s'opposent et s'équilibrent tout ensemble. L'un est de continuité : il s'agit de la politique des expositions et des musées, qui se poursuit autant dans les institutions parisiennes qu'en province. L'autre est de rupture : il s'agit de la crise de plus en plus sérieuse qui affecte le marché de l'art et, plus profondément, la substance même de l'art contemporain.

Continuité

De la rétrospective Toulouse-Lautrec en février à l'exposition consacrée à l'expressionnisme allemand inaugurée en novembre, le musée d'Orsay, le musée national d'Art moderne, le Louvre et le musée d'Art moderne de la Ville de Paris ont continué leur action. S'il est assez vain de prétendre dégager une ligne de force d'un calendrier qui dépend des circuits internationaux et des budgets, du moins peut-on observer que, plus qu'à l'ordinaire, ces expositions se caractérisent par une curiosité variée et internationale. De l'art latino-américain à l'Anglais de l'impressionnisme – Sisley –, des peintres de Dresde et de Munich au Suisse Jean-François Liotard, l'échantillonnage est vaste. Parmi les plus visitées de ces manifestations, les monographies l'emportent sur les expositions thématiques. Toulouse-Lautrec, qui a été vigoureusement promotionné par la Réunion des musées nationaux, Alberto Giacometti et Max Ernst ont été les principaux bénéficiaires de cette prédilection du public.

Même abondance, même variété dans les musées de province. Celui de Marseille a rendu hommage au peintre haïtien Jean-Michel Basquiat, celui de Villeneuve-d'Ascq au sculpteur cubiste Henri Laurens, cependant que celui du Havre révélait une sélection d'artistes britanniques de la nouvelle génération.

Crise

Qui se fonderait sur ce bilan serait donc tenté de conclure que l'activité artistique française en 1992 n'a pas fléchi. Il n'en va pas de même en matière d'art contemporain. Dans ce domaine, crise du marché et crise des valeurs se conjuguent. La première fait désormais partie des mœurs, depuis que le fléchissement des ventes aux enchères et celui, plus accentué encore, des ventes dans les galeries ont brisé l'ascension des cotes et des investissements. Les conséquences de cette rupture sont nombreuses. Alors que le nombre des galeries parisiennes n'avait cessé de croître depuis le milieu des années 1980, faillites et fermetures ne sont plus rares désormais. On a vu une galerie ancienne et prestigieuse, héritière de la galerie d'Aimé Maeght, la galerie Lelong, contrainte de se séparer de l'un de ses espaces et d'autres réduire leur train et leurs achats. On a vu des marchands contraints à la liquidation judiciaire. Les collectionneurs, si entreprenants il y a trois ans, se font rares, si rares que marchands et artistes ont été contraints d'organiser la baisse des prix, ne serait-ce que pour que diminue l'écart entre prix en salle des ventes et prix en galerie. Ces mesures n'ont pas suffi à empêcher le chiffre d'affaires de la dix-neuvième Foire internationale d'art contemporain, qui s'est tenue comme chaque année au Grand Palais, de diminuer de moitié par rapport à l'année dernière.

Polémiques

La crise des valeurs n'a pas tardé à suivre celle du marché. Pour la première fois, les œuvres elles-mêmes et les commentaires et doctrines qui les justifient ont été remis en cause. Alors que l'exposition Manifeste au Centre Pompidou s'efforçait de défendre la politique d'acquisition du musée national d'Art moderne, on a vu deux hebdomadaires, l'Evénement du jeudi et Télérama, et un mensuel, Esprit, attaquer assez vivement des réputations aussi établies que celle d'Andy Warhol, de Frank Stella et, plus largement, des mouvements récents, art minimal et art conceptuel. Les uns et les autres se sont vu accuser d'avoir oublié que l'art devait s'adresser à tous et ne pas s'égarer dans un formalisme de plus en plus abscons. Ces pamphlets, sous prétexte d'attaquer les franges les plus contestables de l'art moderne, s'en prennent, en vérité, à la création contemporaine tout entière depuis la Seconde Guerre mondiale. Au nom du bon sens ou des valeurs « traditionnelles », quelques polémistes mal informés prétendent démontrer la vacuité de l'œuvre de Picasso et la supériorité de quelques figuratifs de peu d'intérêt. Ces textes rappellent ceux d'un Camille Mauclair, qui pourfendait jadis le cosmopolitisme de Montparnasse au nom de l'art français éternel ou, dans les années 1950, l'art américain au nom du réalisme socialiste. Ils ont suscité des réactions violentes, preuve, si besoin était, d'un climat d'inquiétude de plus en plus pesant.