La dernière hypothèse susceptible d'être envisagée inscrit cette polémique dans l'enceinte universitaire elle-même. En effet, Derrida est désormais le héraut d'un courant de pensée qui s'est incrusté dans l'Université au point de s'y trouver désormais hégémonique dans de nombreux départements de littérature, en Angleterre comme aux États-Unis. Loin d'opposer caricaturalement des Anciens et des Modernes, les équivalents britanniques du conflit « sorbonnard » qui opposait au milieu des années 60 Raymond Picard et Roland Barthes, la polémique de Cambridge, qui affecte de prime abord l'image de la pensée française, révèle surtout un champ de bataille institutionnel où des professeurs « conservateurs » sont en butte à une pensée prétendument radicale, qui pénètre de plus en plus l'institution universitaire, au point de favoriser l'émergence d'un nouveau « conservatisme » disciplinaire. Un penseur indépendant comme George Steiner, qui a pris le parti de Jacques Derrida, alors qu'il avait discuté le parti pris herméneutique de la déconstruction dans son dernier livre (Réelles Présences. Les arts du sens, Gallimard, 1991), ne s'y est pas trompé pour sa part. L'affaire Derrida : une polémique touchant le conservatisme d'une institution universitaire qui ne parvient guère – mais l'affaire ne concerne pas seulement Cambridge – à faire avancer le débat d'idées en son sein.

Olivier Mongin
Directeur de la Revue ESPRIT