Dans ce contexte, diverses argumentations renvoyant à des horizons philosophiques différents se sont opposées, ce qui a eu le mérite de rappeler, dans une période d'atonie ou de cynisme politique, que les conditions d'existence de la cité méritaient encore d'être débattues. Un premier cas de figure renvoie à ceux qui, influencés par l'idéal de la cité républicaine et soucieux de préserver une vie civique, ont reproché à l'Europe de se faire « en catimini », en dehors de toute procédure démocratique, et de favoriser le délitement de l'action des citoyens au sein de la démocratie. À ceux-là ont rétorqué ceux qui voient dans la construction historique de l'Europe, non pas le succès du projet fédéraliste esquissé par les « pères fondateurs » dont Jean Monnet reste le symbole historique, mais le résultat d'une action concertée d'États nationaux tendant à se dénationaliser, c'est-à-dire à se décharger des contraintes internes de la démocratie, tout en gardant leur pouvoir. Dans l'Europe en danger (Fayard, 1992), l'avocat Laurent Cohen-Tanugi s'est fait le porte-parole de cette interprétation : « Au sein de la Communauté, le pouvoir politique réside dans le Conseil des ministres et le Conseil européen. »

Dans l'un et l'autre cas, il est clair que le rôle des États est au centre de la polémique : pour les uns, le rôle moteur des États est une menace pour le fédéralisme européen ; pour les autres, l'européanisation des États témoigne de leur volonté d'échapper aux règles et aux contraintes de la démocratie. Bref, le débat sur l'Europe aura eu le mérite d'attirer l'attention sur les métamorphoses des formes d'action des États nationaux.

Le droit

Mais cette première discussion sur le « déficit démocratique » n'est pas séparable d'une seconde polémique portant sur les parts respectives de la politique et du droit. En effet, la charpente idéologique de l'Europe est un discours juridique – celui-ci s'appuie essentiellement sur la primauté des droits de l'homme (voir les principes sur lesquels repose l'action de la Commission des droits de l'homme de Strasbourg et de la Haute Cour de justice de Luxembourg) – qui repose sur l'idée que la progression du droit, au niveau tant national que supranational et international, s'accompagne simultanément d'un affaiblissement du politique, confondu avec le seul pouvoir d'État. Il y a là un risque de confusion qui a déclenché la riposte de ceux qui ne croient pas que les droits de l'individu permettent à eux seuls de constituer un espace politique digne de ce nom, c'est-à-dire une « cité » : alors qu'il faut désormais penser de concert le droit et le politique, on s'est contenté – bercé par le constat d'une montée du droit international – d'opposer droit et politique, intérêts de l'individu et puissance. Dans ces conditions il ne faut pas s'étonner que la Discussion sur l'Europe (Calmann-Lévy, 1992), qui réunit Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, oppose, d'une part, un républicain soucieux à la fois de protéger l'espace politique de la nation et de construire démocratiquement l'Europe, et, d'autre part, un philosophe favorable à l'institutionnalisation d'un espace politique supranational disjoint de la culture d'appartenance des individus.

L'affaire Derrida

Alors que l'université de Cambridge avait décidé de décerner, en mai 1992, au philosophe français Jacques Derrida le titre de docteur honoris causa, les professeurs de l'université ont été convoqués en vue de participer à un scrutin, sans précédent historique depuis près de trente ans, destiné à « confirmer » cette décision. Si son titre n'a finalement pas été remis en cause – Derrida l'emportant par 336 voix contre 204 –, il faut néanmoins s'interroger sur les origines et les ressorts profonds de cette violente polémique.

Rivalités

La première interprétation n'est pas philosophique, elle repose sur l'idée que les clivages ancestraux opposant les cultures française et britannique donnent rituellement lieu à des crises désormais amplifiées par les médias. S'il est habituel qu'un article du Times Literary Supplement stigmatise les clercs français, la plupart du temps rapportés à une simple appellation géographique (Saint-Germain-des-Prés) ou à une école de pensée (le structuralisme), cette opposition recoupe une différence de mentalité : celle qui oppose l'empirisme anglo-saxon dans ses diverses variantes à l'esprit français dont le dogmatisme peut, vu d'outre-Manche, osciller entre le rationalisme et l'irrationalisme.

Heidegger

Une deuxième interprétation revient à mettre l'accent sur les rapports entre le courant de la déconstruction – Derrida qui en est le principal représentant en France connaît un succès considérable aux États-Unis – et la pensée de Heidegger. Dès lors, la polémique relative à l'attitude de Heidegger vis-à-vis du nazisme déclenchée par la publication du livre de Victor Farias (Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987) ne menace-t-elle pas de ternir aujourd'hui l'image des penseurs qui se réclament de lui ? S'il est délicat d'ignorer, à l'exemple de disciples comme d'adversaires de Heidegger (Philippe Lacoue-Labarthe ou François Fédier d'un côté, Richard Rorty de l'autre), les liens tissés entre une œuvre philosophique et la biographie d'un penseur (voir Richard Wolin, la Politique de l'être. La pensée politique de Heidegger, Kimé, 1992), il ne serait guère sérieux de soupçonner les positions politiques de Derrida. La dénonciation de l'esprit antimoderne de la déconstruction derridienne (voir Luc Ferry et Alain Renaut, la Pensée 68, Gallimard) n'autorise aucunement à soupçonner politiquement l'auteur de l'Écriture et la différence des déviations antihumanistes qui affectent son travail de pensée. Les détracteurs de Derrida ne s'y sont pas trompés, ils n'ont pas cherché à instruire un procès politique hautement contestable. Quelle interprétation retenir alors ?