Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Devant un tel étalement de cynisme et d'incompétence administrative, il est évident que l'accusation retenue contre le Dr Garretta, directeur du CNTS, et le Dr Jean-Pierre Allain, son adjoint, de « tromperie sur la qualité substantielle d'un produit » et celle de « non-assistance à personnes en danger » pour le Pr Roux et le Dr Netter, allaient apparaître en inadéquation par rapport à l'anéantissement à moyen terme de la population des hémophiles. D'où un véritable malaise, puis une indignation grandissante dans l'opinion, d'autant que le Pr Roux, procédant d'abord par insinuations puis par affirmations, mettra de plus en plus en cause sa hiérarchie, c'est-à-dire les politiques, à savoir Edmond Hervé, ministre de la Santé, Georgina Dufoix aux Affaires sociales (auteur d'une phrase malencontreuse : « responsable mais pas coupable ») et Laurent Fabius, Premier ministre.

L'amalgame prend d'autant plus corps que, si les politiques avaient manifestement eu une connaissance partielle, et parfois une méconnaissance totale du problème technique du chauffage du sang, qui était en quelque sorte un procédé à usage interne, ils avaient, quant à eux, perdu un temps certain de quelques semaines, sinon de quelques mois, lors de la mise au point de tests de dépistage, préférant privilégier l'Institut Pasteur plutôt que de donner la priorité aux laboratoires américains, tel Abott, qui cherchaient à s'imposer sur le marché.

Quatre ans d'instruction et, en bout de course, quatre inculpés, qui comparaissent pour avoir oublié la signification symbolique du sang ainsi que sa charge émotionnelle ; quatre inculpés qui ont laissé pervertir le don faisant appel à la générosité de tous pour en faire un produit de consommation courante à but lucratif, avec pour objectifs, plus économiques qu'éthiques, l'autosuffisance (éviter les achats étrangers) et, bientôt, la course au sang en Europe ; quatre « boucs émissaires » devant une cour de justice, comme ils le prétendront tous à la suite du Dr Garretta, dont c'est l'unique axe de défense. Trois grands témoins sont convoqués : les ministres Edmond Hervé, Georgina Dufoix et Laurent Fabius, qui ne peuvent, eux, qu'être entendus, les ministres accusés dans l'exercice de leurs fonctions ne relevant pas de la justice ordinaire mais de leurs pairs, avec la constitution d'une Haute Cour. La première audience commence le 26 juin 1992. Devant le président Mazières et ses deux assesseurs, face à 63 victimes qui se sont portées parties civiles et qui sont toutes contaminées, face également au substitut du procureur, Mme Michelle Bernard-Requin, les quatre médecins, tout au long des débats, vont tenter de diluer leurs responsabilités dans une irresponsabilité générale. De leurs explications, de leurs contradictions, parfois même de leurs affrontements brutaux entre eux, on ne retiendra ici que les passages essentiels.

Le Pr Roux affirme avoir transmis le rapport des Drs Pinon et Leibowitz, datant de mars 1985, au cabinet de Georgina Dufoix avec « un bulletin rouge en signalant l'urgence ». Mais, prétend-t-il « étrangement, toute ma correspondance avec le ministère a disparu ». Le procureur lui rétorque que le simple « vu » qu'il avait apposé sur le document, sans aucun commentaire, était pour le moins négligent. Quant à sa responsabilité en tant que directeur de la Santé, le Pr Roux ne cesse d'affirmer que, la Transfusion sanguine étant un établissement indépendant de l'État, il ne pouvait obliger le Dr Garretta à arrêter l'écoulement des produits, ce que le tribunal contestera.

Le Dr Netter dira, d'une part, que son laboratoire de la Santé n'avait pour personnel que sa seule personne et un vacataire ; qu'il avait transmis, d'autre part, toutes les informations dont il disposait, mais que ses interventions ne pouvaient aller au-delà.

Règlements de comptes

Le Dr Jean-Pierre Allain réglera, lui, ses comptes avec Michel Garretta, qui était son supérieur, et les deux hommes à la barre s'affronteront violemment à plusieurs reprises. Allain accusera Garretta d'avoir agi en toute connaissance de cause. « Ma femme, qui travaillait également au CNTS, rappellera-t-il, avait publiquement demandé à Michel Garretta pourquoi il ne passait pas exclusivement aux produits traités par la chaleur, et ajouté : « Nous allons, si nous ne le faisons pas, contaminer trente à cinquante hémophiles par mois. » Garretta avait répondu par des généralités. C'est sur son ordre que les produits chauffés étaient refusés. C'est la politique qu'il avait imposée. »