Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Chronique judiciaire : le sang contaminé

Ce n'est pas un procès d'assises qui aura été la plus grande affaire de l'année et même de la décennie judiciaire. C'est une simple correctionnelle portant sur une infraction ordinaire – tromperie sur la marchandise – qui prendra, malgré ce qualificatif dérisoire, sa véritable dimension tragique, car il s'agit de l'immense scandale de la transfusion sanguine et du sida.

Plainte

À l'origine, une plainte en justice portée le 27 mars 1988 par un groupe de neuf hémophiles qui avaient constaté leur séropositivité après avoir demandé à subir des tests sanguins. Ils se fondaient sur un document administratif, découvert après une recherche acharnée qu'ils avaient effectuée eux-mêmes à la bibliothèque du ministère de la Santé, indiquant que le danger de propagation du sida par voie sanguine, était connu dès l'identification du virus. Sur le conseil de leurs défenseurs, pour ne pas prendre le risque de se voir débouter et pour éviter de susciter un réflexe corporatif du corps médical, ils s'étaient volontairement cantonnés à un préambule apparemment anodin « sur la diffusion en connaissance de cause de produits que l'on sait dangereux ».

Résultat : une véritable bombe à retardement était ainsi déposée dans l'allée centrale de la Justice, car la plainte telle qu'elle était présentée ne pouvait qu'être reçue. Elle était suivie bientôt par de nombreuses autres, par celle, notamment, de l'Association des transfusés, victimes également du sang pollué, et par le Parquet, qui désignait un juge d'instruction, Mme Sabine Foulon. Dès cet instant, en partant de cette réclamation minimale, le juge d'instruction établit très vite des faits d'une gravité exceptionnelle. Elle constate que le danger de la transmission du sida par le sang était parfaitement connu – et ce de manière officielle dès le début de l'année 1985 – et peut même fixer, administrativement, la responsabilité de l'État au 12 mars 1985, lorsque le directeur de la Santé de l'époque, le professeur Jacques Roux, reçut un rapport du docteur Brunet – chargé de suivre la piste sida au ministère – lui signalant une enquête réalisée par deux médecins, les docteurs Leibowitz et Pinon ; ces derniers, après avoir examiné l'état de santé de deux mille donneurs de sang, déterminèrent que cinq pour mille d'entre eux étaient porteurs du virus, ce qui indéniablement démontrait par un simple calcul statistique que tout le sang de la transfusion sanguine traité au CNTS des Ulis (40 % de la production française), qui brassait des lots portant sur quatre mille dons, était obligatoirement et totalement contaminé.

Inertie

Or ce rapport, qui aurait dû déclencher une alarme générale, suscitera un désintérêt total de la part du directeur de la Santé, tandis que le Dr Netter, chargé de la vérification des produits, n'interviendra pas, car son rôle n'était que de vérifier la conformité de ce qui lui était soumis. De même, le chauffage du sang, grâce à une nouvelle technologie, mise au point aux États-Unis et en Autriche, inactivant le virus, ne retiendra guère leur attention.

Pire, le juge découvre qu'au Centre national de la transfusion sanguine, où on n'ignore rien des menaces, et encore moins des technologies proposées pour rendre le sang sans danger, on se préoccupe avant tout des luttes d'influence, de performances commerciales et d'équilibres budgétaires. Bref, à la « Transfusion », on continue délibérément à fournir aux hémophiles, gros consommateurs de concentré sanguin, ainsi qu'aux transfusés, un sang pollué les amenant automatiquement à la séropositivité. Dans les archives du CNTS, deux notes internes, stupéfiantes, sont ainsi mises au jour par le magistrat. Il s'agit d'un ordre du Dr Garretta, datant du 26 juin 1985, qui écrit textuellement : « La distribution des produits non chauffés reste la procédure normale tant qu'ils sont en stock... » ; et en septembre 1985, d'une lettre écrite au Pr Roux, directeur de la Santé, émanant toujours du même Dr Garretta. Cette lettre fait part de son amertume de n'avoir pu vider ses fonds de cuve avant de passer à une nouvelle technique, à cause d'une publicité regrettable de la presse, « aboutissant à une vente quasiment nulle du sang non chauffé depuis le 15 août, soit une perte chiffrée de vingt et un millions de francs ».