Mais, pour élargir les pouvoirs présidentiels, il lui fallut aussi plaider pour une politique plus autoritaire, où le renforcement du poids de l'État prenait toujours plus le pas sur les projets de réforme qui l'affaiblissaient. En d'autres termes, l'économie, qui devait être régénérée par une plus grande indépendance nécessaire au développement du marché, fut sacrifiée à cette volonté autoritaire.

L'arrivée au pouvoir, autour de Gorbatchev, d'une équipe peu imaginative, peu portée à réformer, dont les deux grandes figures étaient le Premier ministre Valentin Pavlov et le président du Parlement Anatoli Loukianov, consacra un changement ouvert de cap. Préserver ce qui existait était le maître mot de cette équipe, sur qui Gorbatchev se reposait. Dans tous les domaines, le tournant fut visible. En politique extérieure, et alors que les progrès accomplis par les accords de désarmement conféraient un grand prestige à la direction soviétique, les armements furent sournoisement transférés derrière l'Oural pour tourner les accords signés. En matière de sécurité interne, l'armée reçut des pouvoirs de police et les dispositions répressives se multiplièrent. L'impudence du KGB se manifesta jusqu'au meurtre organisé. L'assassinat du père Alexandre Men, un prêtre dont l'autorité morale rayonnait alors dans tous les milieux démocrates, signala clairement la rupture entre ces derniers et un pouvoir qui semblait retourner à vive allure vers ses pratiques autoritaires. La démission d'Édouard Chevardnadze, ministre des Affaires étrangères si proche jusqu'alors de Gorbatchev, à la fin de 1990, souligna que le pouvoir central ne représentait plus la volonté de changement aux yeux de ceux qui s'en réclamaient.

Dans le même temps, le désordre augmentait dans tout le pays sur fond de difficulté économique, d'insécurité des personnes et des biens, de montée de l'illégalité et de bandes organisées – les mafias – qui mettaient l'URSS en coupe réglée. Plus le pouvoir s'enfermait dans sa volonté d'autorité restaurée, plus la réalité lui échappait, et plus se dégradait la vie quotidienne, victime de la désorganisation généralisée.

Le révélateur

En juin 1991, contesté par les démocrates pour son virage autoritaire, Gorbatchev l'est soudain par ceux dont il s'est entouré pour avoir manqué d'autorité. Son Premier ministre Pavlov tente un véritable putsch parlementaire en réclamant pour lui-même les pleins pouvoirs au Parlement, ces mêmes pleins pouvoirs que l'on avait refusés à Gorbatchev quelques mois auparavant. Il se pose en recours contre Gorbatchev dont il souligne les atermoiements néfastes à l'ordre social. Pavlov est alors soutenu par les ministres de la Défense et de l'Intérieur. Et l'on assiste ainsi, sans bien le comprendre, à une répétition du putsch du 19 août.

L'échec subi par Pavlov et ses amis ne semble pas conduire Gorbatchev à en tirer les leçons. Il reste sourd aux appels de Chevardnadze qui tente de l'alerter, de le convaincre que l'essai manqué devant le Parlement sera répété à l'échelle du pays et conduira à une reprise en main par l'armée et le KGB.

Le 19 août, le putsch témoigne de la perspicacité de Chevardnadze, de l'aveuglement de Gorbatchev mais, par-dessus tout, de l'effritement du système. Que l'armée et le KGB, dont les chefs sont parmi les conjurés, décident presque d'emblée de ne pas soutenir le putsch ; que toute la direction russe derrière Boris Eltsine se dresse contre les conjurés et attire autour d'elle une part de la population urbaine, autant d'innovations dans un pays où les changements au sommet ont toujours été tenus pour inéluctables, et impossibles à combattre.

Ce qui est significatif du putsch, ce n'est pas qu'il ait eu lieu, mais c'est qu'il ait suscité l'opposition et que chaque groupe, unités de l'armée, habitants de quartier, etc..., se soit prononcé à son gré. Ce qui est significatif aussi, c'est que les responsables russes aient opposé au putsch non la force, dont ils ne disposaient pas au départ, mais leur légitimité due à leurs électeurs. Ce n'est pas le putsch qui a mis fin au système soviétique : il a été simplement le révélateur de son état de décomposition.

Rompre avec le Parti

À son retour de Crimée, Mikhaïl Gorbatchev va découvrir en quelques jours une réalité que les pouvoirs théoriques qu'il avait accumulés et son prestige international lui avaient dissimulée. Il découvre tout à la fois que la légitimité élective est tenue par ses administrés pour la seule légitimité réelle. En d'autres termes, que les Soviétiques entendent choisir qui les gouvernera. Il constate aussi que l'autorité du Parti communiste et de son idéologie n'existent plus. Il remarque enfin que la dimension nationale, et russe en premier lieu, est plus significative pour ses administrés que la dimension communiste. Boris Eltsine avait gagné l'élection du 12 juin en brandissant un drapeau russe et en parlant à ses électeurs de l'intérêt national russe. Il s'est imposé comme chef de la résistance au putsch en brandissant une fois encore le drapeau russe. La mise à l'index du Parti dans l'armée et dans les entreprises au lendemain du putsch, contre laquelle Gorbatchev proteste en vain, marque bien la voie qu'Eltsine entend suivre. Le système soviétique existe encore en apparence, mais ceux qui détiennent une autorité réelle, tous ceux qui participent au gouvernement de Russie, se réclament de la démocratie et en son nom affirment déjà qu'elle est incompatible avec le maintien d'un rôle particulier pour le Parti communiste. Et au-delà, l'idée progresse que démocratie et Parti communiste sont inconciliables.