Dans le domaine proprement philosophique, c'est vers un Autre à majuscule, c'est-à-dire Dieu comme absolu insaisissable, que se tournent certains penseurs, comme Emmanuel Lévinas, dont un nouveau recueil d'articles éclaire la pensée difficile et pour lequel le divin se manifeste Entre nous (Grasset), ou Jean-Luc Marion, dont plusieurs livres paraissent aux PUF et aux éditions de La Différence. D'inspiration chrétienne également, mais centrée cette fois sur la communauté politique et sa fragilité, la pensée de Paul Ricœur, avec le premier tome de ses Lectures (Seuil), découvre une face moins connue de ses préoccupations ; alors que, d'autre part, Jean Guitton et les frères Grichka et Igor Bogdanov s'interrogent sur Dieu et la science (Grasset).

Si l'on note pour finir que la réflexion sur les relations présentes de la philosophie et des sciences s'est enrichie de deux ouvrages de référence aussi différents que Qu'est-ce que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Minuit) et Tout, non, peut-être. Éducation et vérité d'Henri Atlan (Seuil), on comprendra que ce fut une année fertile.

Roger-Pol Droit

Littérature mondiale

À rebours de la littérature française, où les œuvres cèdent le pas devant l'aspect médiatique et anecdotique des auteurs, la littérature étrangère échappe davantage à ce malentendu. Ce sont les œuvres qui attirent, et non la réputation de tel ou tel écrivain, amplifiée par le tam-tam des médias. Si les best-sellers sont moins nombreux que dans le roman français, les critères de choix paraissent plus sûrs.

L'année s'est ouverte sur le retour en force d'un disparu, Vladimir Nabokov, avec la parution d'un recueil de nouvelles inédites, la Vénitienne, un volume de la collection Biblos rassemblant le Don, Lolita et Pnine, en attendant le premier volume de ses Œuvres dans La Pléiade et une biographie de Brian Boyd (le tout chez Gallimard), tandis que sa correspondance devrait paraître chez Grasset au début de 1992.

Les vétérans américains ont été représentés par John Updike, qui s'est livré à une satire pleine d'humour de l'engouement de ses compatriotes pour les sectes et les gourous : S (Gallimard). John Irving a donné un roman de jeunesse non moins drôle, Liberté pour les ours ! (Seuil). Mais c'est la jeune génération qui a fourni l'apport le plus nombreux et le plus original : du mythique Thomas Pynchon on a traduit un roman étrange et décevant, Vineland (Seuil), évocation codée des milieux « underground » américains hantés par la crainte paranoïaque d'un complot de la CIA ; Don DeLillo s'est fait l'interprète de la même obsession dans Chien galeux (Actes Sud), tandis que Paul Auster donnait libre champ à un vagabondage onirique dans la Musique du hasard (Actes Sud).

Salués aux États-Unis comme des talents de premier ordre, on a découvert Dennis McFarland avec Music Room (Presses de la Renaissance) et Cormac McCarthy avec l'Obscurité du dehors (Actes Sud), fable lyrique sur l'innocence livrée à la violence et au péché. D'une certaine manière, ce thème est aussi familier à James Ellroy, le nouvel « auteur culte » du roman policier américain dont on a pu lire le violent White Jazz (Rivages). Avec le Monde tel que je l'ai trouvé (Flammarion), roman ambitieux mettant en scène Wittgenstein et Bertrand Russell, un jeune universitaire, Brian Duffy, a fait une entrée remarquée dans le domaine romanesque. Enfin – mais peut-on parler de littérature ? –, Scarlett (Belfond) d'Alexandra Ripley, insipide « suite » d'Autant en emporte le vent, a connu un succès à la hauteur des investissements publicitaires réalisés.

Marcher à l'écriture

Quant aux Anglais, on a retrouvé avec plaisir John Le Carré et son univers glauque : le Voyageur secret (Laffont), ainsi que David Lodge, dont Un tout petit monde (Rivages), description ironique des mœurs universitaires anglaises, a fait rire nos compatriotes. De son côté, William Boyd, avec Brazzaville plage (Seuil), a remporté un grand succès. De V.S. Naipaul, écrivain anglais originaire des Caraïbes, deux romans ont été traduits : les Hommes de paille, évocation brillante et sarcastique d'un destin politique à Trinidad, et l'Enigme de l'arrivée (Bourgois), où l'auteur se penche, non sans mélancolie, sur son insertion dans la tradition britannique. L'année s'est achevée sur la parution d'un roman du prix Nobel William Golding, la Cuirasse de feu (Gallimard). Récemment disparu, Graham Greene a fait l'objet d'une monumentale biographie de N. Sherry, Graham Greene ou le Bord vertigineux des choses, t. I : 1904-1939 (Laffont).