Marché de l'art : le marasme

Le marché de l'art est en chute libre.
La guerre du Golfe et l'absence des Japonais sont-elles les seules explications à donner au phénomène ?

Depuis le milieu des années 80, on avait pris l'habitude de bilans de fin d'année en forme de chants de victoire. Cette fois-ci, changement de ton : les comptes auraient plutôt des accents de marche funèbre. Les chiffres de l'année 1991 sont éloquents : 6,4 milliards de F pour Sotheby's, 5,8 milliards pour Christie's, 3,2 milliards pour Drouot. Soit des chutes respectives de 54,9 %, 47,7 % et 41,1 %. La dégringolade n'est pas stoppée mais elle semble toutefois se ralentir. Les comparaisons des chiffres des derniers semestres 90 et 91 sont plus présentables : – 31,7 % pour Sotheby's et – 20 % pour Christie's.

Pour la période s'étendant entre septembre 90 et juillet 91, la récession est de 43 % pour Drouot, de 49 % pour Christie's et de 59 % pour Sotheby's. La chute a été plus dure pour les Anglo-Américains, qui étaient montés plus haut, et, surtout, qui détenaient le quasi-monopole des tableaux vedettes à plusieurs centaines de millions de francs, comme on n'en voit plus depuis près de deux ans.

Les collections-passion

Le phénomène le plus inattendu de ces dernières années a été l'émergence de minicollections (qui peuvent toutefois atteindre très vite des maxiprix) de choses considérées normalement comme des objets courants, mais qui, leur rareté se renforçant, deviennent des objets d'art et de collection.

Incontestablement, l'année 1991 a été celle du stylo à plume, aujourd'hui centenaire, un temps dépassé par les bics et par les feutres, et qui fait un retour remarqué. Ses prix grimpent à vue d'œil. Le record actuel est de 109 000 F pour un Parker début de siècle, en ébonite noire, orné de deux serpents d'or. Par ailleurs, plusieurs Mont-Blanc, récents mais carrossés d'or ciselé, ont coté entre 30 000 et 70 000 F à Paris.

Autre révélation qui remonte à 1990 : la montre Swatch, quand elle est décorée par un artiste et qu'il s'agit d'un tirage limité. Une Kiki Picasso de 1985, à 140 exemplaires, a ainsi récemment atteint 142 000 F à Drouot.

On a moins vu de télécartes cette année que l'an dernier ; ce qui n'a pas empêché certains modèles rares (ceux de 1986), dessinés par des peintres et tirés à 300 exemplaires, de se négocier entre 10 000 et 20 000 F.

L'escalade de la crise

Même les autres, d'ailleurs, on ne les aperçoit plus non plus. Des gloires de l'impressionnisme aux ex-futurs espoirs de la jeune avant-garde, plus rien ne se vend, et, d'ailleurs, plus rien n'est à vendre. Le volume des transactions a baissé de 60 à 75 % pour les tableaux modernes, et les prix ont chuté de 30 à 80 % selon la notoriété du peintre, les grandes signatures étant, bien entendu, les moins touchées. Quant aux records d'antan, ils ne sont que lointains souvenirs : en 1991, pas un tableau n'a atteint les 100 millions de francs !

Les raisons du marasme sont bien connues. Depuis le printemps 1990, les facteurs de crise se succèdent, s'enchaînent et s'additionnent selon un processus implacable. Tout a commencé en mai 1990 (→ éd. 1991) avec l'arrêt brutal de la spirale spéculative et le retrait du marché de l'art d'un tas de gens qui n'avaient rien à y faire. Cela, c'était plutôt une bonne chose. Nombreux étaient alors ceux qui croyaient à une crise passagère et salutaire et à un prompt rétablissement du marché sur des bases plus saines. Au cœur de l'été, la crise du Golfe apporta de nouvelles inquiétudes, avant que la guerre n'éclate en janvier et ne gèle toute transaction, de part et d'autre de l'Atlantique, tout au long du premier trimestre 91.

La crise économique, bien sûr, n'arrangea rien. En Amérique comme au Japon, on restait chez soi en attendant des jours meilleurs, et l'humeur n'était certes pas aux achats artistiques, encore moins aux investissements dans ce domaine. Au Japon, surtout, quelques scandales retentissants ont sonné le glas de la spéculation picturale. La déconfiture la plus visible, en raison de ses succursales à l'étranger, et notamment à Paris, a été celle de la galerie Urban. En Europe, et en France en particulier, les banques et les sociétés d'investissements qui avaient créé ou projetaient de créer un département « placements artistiques » ont mis un bémol ou même un point final à leurs activités, et remballé leurs projets dans leurs tiroirs. Il est loin le temps des superbénéfices du British Rail Fund... qui avaient donné des idées à tout ce petit monde. Désormais, le visage du marché de l'art n'a rien pour exciter le chaland. Si ce n'est, justement, certains prix devenus incitatifs.

Sur tous les tableaux

En 1991, le tableau moderne le plus cher vendu a sans doute été une Course de chevaux de Degas, adjugée 60 millions de F à Londres. Juste après se place le fameux Té Faré de Gauguin, de la collection Joxe-Halévy, dont Me Tajan a obtenu 53,5 MF à Paris, au bénéfice d'un collectionneur américain ; puis le Petit Déjeuner de Fernand Léger, poussé jusqu'à 42 MF à New York ; et enfin, toujours à New York, un contemporain, un collage et dripping de Rauschenberg (1955), payé 38,8 MF. Il y a deux ans, ces toiles se seraient vendues sans doute près du double. Encore ces adjudications présentables ne laissaient-elles pas apparaître un pourcentage de « ravalos », de près (ou de plus) de moitié dans les ventes de Londres et de New York.