Son vœu ne fut pas exaucé, bien au contraire. Les élèves se syndicalisèrent et, au nom de l'égalité, se tracèrent des carrières préfabriquées. Des promotions laminées engendrent des destins sans surprise. La vie professionnelle est régie par des commissions d'avancement dont les membres sont, pour une part, élus par les magistrats eux-mêmes. Ce qui élimine certains favoritismes, mais pervertit le système. Le corps judiciaire présentait naguère, par rapport au reste de la fonction publique, l'originalité de perpétuer des dynasties de magistrats. Il est aujourd'hui banalisé.

Les conséquences ne sont aujourd'hui que trop visibles : les plus doués des étudiants en droit ne se battent que rarement pour passer le concours d'entrée à l'ENM, puisque les majors de promotion se perdent dans un anonymat égalitaire, de bon ton, mais peu gratifiant. La formation des magistrats est de plus en plus discutée. Le rapport du jury de la session de 1988, lorsqu'il traite du niveau des candidats, est d'un pessimisme sans ambiguïté. « Il est à constater, y peut-on lire, que l'épreuve de culture générale et que l'exposé oral sont mal préparés, et que la moyenne des notes s'établit à moins de 10 sur 20. » C'est pourquoi, pour ne pas abaisser le niveau du concours, « le jury n'a pu accepter que 186 admissions, alors qu'il y avait 245 postes à pourvoir. »

Le corps judiciaire s'est féminisé, phénomène comparable à celui que l'on observe dans l'enseignement et même, moins largement, dans la police. On comptait 6 % de femmes à l'École nationale de la magistrature lors de sa création ; elles représentent 60 % des élèves. Il ne s'agit pas d'une sorte de prise de pouvoir féminine et encore moins féministe, mais de l'attrait d'une profession stable, aux horaires souples, où la sécurité de l'emploi permet de monter lentement, mais sûrement, à raison de 1 000 francs d'augmentation annuelle, dans le meilleur des cas, aux 36 000 francs mensuels d'un président de chambre.

L'instituteur, « hussard noir de la République », n'est plus, dans nombre de cas, qu'un rouage mal aimé de l'enseignement et le juge, un magistrat ou une magistrate qui instruit un de ses innombrables dossiers par routine et parfois, même, pour le seul honneur de sauver les apparences.

L'honneur est chose rare dans une époque où fleurissent les « affaires ». Et c'est peut-être cette dernière agression contre leur dignité qui a jeté les juges dans la rue. Les scandales se succèdent : hommes politiques ou municipalités corrompus, partis nourris de fonds clandestins camouflés par de fausses factures, à gauche comme à droite. Il y a eu l'affaire du Carrefour du développement, l'affaire Médecin, l'affaire Urba, où l'on a été jusqu'à citer le nom du garde des Sceaux en exercice. Il y a eu, surtout, le 28 décembre 1989, l'amnistie votée, si l'on tient compte des « abstentions positives », par la quasi-totalité des députés pour annuler les poursuites ou pour empêcher les procédures contre les seuls politiciens. Le corps judiciaire en a été profondément choqué.

Il ne restait aux juges, pour dire clairement leur désarroi, qu'à prendre l'opinion publique à témoin, et à entrer au grand jour dans une lutte revendicative, si peu préparés qu'ils fussent à défiler hors des cabinets et des prétoires.

Pierre Bois
Pierre Bois est rédacteur en chef adjoint du Figaro.