Panorama

Après la douce euphorie de la fin d'année 1989, les Français se sont réveillés en 1990 dans le monde réel. Un monde de plus en plus mobile, imprévisible et dangereux. Cette constatation ajoutait encore à leur inquiétude face à la société française et à ses difficultés propres. Elle se traduit par un besoin croissant de confort et de sécurité et par un repli majoritaire sur un modèle de type bourgeois. En attendant...

Le regard des Français

Pour beaucoup, 1989 avait été une bonne année. D'abord marquée sur le plan économique par les prémices d'une reprise durable, elle se terminait en apothéose par la chute brutale du mur de Berlin et l'effondrement des régimes communistes.

Un fort sentiment de satisfaction s'était donc emparé des Français, qui redécouvraient leurs « frères européens » ; ils communiaient avec eux dans l'enthousiasme d'une liberté retrouvée et d'une réunification entre Est et Ouest dont ils sentaient qu'elle pourrait aller bien au-delà de l'Allemagne. 1989 apparaissait donc comme une année après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. On parlait à juste titre de fin de siècle.

Mais 1990, première année d'une nouvelle ère au calendrier européen, prenait rapidement des allures de lendemain de fête. La mystification de Timisoara jetait la suspicion sur l'ensemble des révolutions de l'Est en même temps que sur les médias. Les difficultés de l'URSS, celles de la Pologne étaient autant d'indices que le temps de l'angélisme était révolu, ou au moins repoussé à une date ultérieure et lointaine. Chacun prenait conscience du temps qu'il faudrait à ces voisins oubliés pour mettre en place une véritable démocratie.

La réunification hâtive de l'Allemagne fut ressentie par beaucoup de Français comme une menace pour l'Europe. L'axe Bonn-Paris ne serait-il pas bientôt remplacé, ou au moins concurrencé, par un axe Berlin-Moscou ? La construction de la Communauté européenne, déjà rendue difficile par l'intransigeance britannique, n'allait-elle pas être freinée par la dérive orientale ?

Du coup, l'idée d'Europe à laquelle les Français venaient juste d'adhérer après quelques décennies d'hésitation, devenait plus floue. Les hommes politiques ajoutaient à la confusion en parlant qui de fédération, qui de confédération. L'Europe devenait une réalité à géométrie variable, c'est-à-dire (en fait) une virtualité. L'échéance de 1993 perdait de sa magie. Le « grand dessein » européen s'éloignait pour un temps.

Mais d'autres changements intervenaient bientôt plus à l'Est. L'histoire continuait à donner aux Français des leçons de géographie. L'attaque-surprise du Koweït par l'Irak allait causer dans les pays occidentaux un choc à la fois économique (le troisième depuis 1974) et psychologique.

Tous ceux qui, fin 1989, s'étaient laissés tenter par le rêve d'un monde meilleur où la démocratie pourrait enfin régner sans partage devaient se rendre à l'évidence. La thèse, intellectuellement séduisante, de l'Américain Fukuyama se révélait fausse aussitôt après qu'il l'eut émise : on n'était pas arrivé, comme il le croyait, à la « fin de l'Histoire », on allait au contraire vivre l'un de ses multiples soubresauts. La carte du monde changeait encore de visage, au grand regret des Français, amateurs de confort et de certitudes.

La crise déclenchée par l'Irak était d'autant plus mal ressentie qu'elle s'ajoutait à une crise intérieure et lui servait en quelque sorte de révélateur. Après les infirmières, les fonctionnaires et les professions libérales, les étudiants descendaient dans la rue. Sous leurs revendications polies et raisonnables (davantage de surveillants, davantage de profs, des locaux plus propices au travail), on sentait bien que d'autres motivations se cachaient, autrement graves et difficiles à exprimer. Le problème, à coup sûr, ne se réglerait pas à coups de milliards ni de mesures à court terme. Plus que les lycées, plus que les palais de justice, c'est la société tout entière qu'il allait falloir sans doute reconstruire.

Il serait tout à fait naïf de croire que cette crise est conjoncturelle et qu'elle est née en 1990. Elle était en germe dans les esprits depuis plusieurs années. Les ingrédients d'un « krach social » s'étaient en effet peu à peu réunis au cours des années 80. La crise d'identité des jeunes suivait logiquement celle, existentialiste, de leurs parents. Vingt ans après, les anciens soixante-huitards n'ont toujours pas trouvé de réponses à leurs questions. Comment s'étonner, alors, qu'ils ne puissent les transmettre à leurs enfants ?

De nouvelles luttes sociales

La classe moyenne, vaste corps mou hérité de trente années de prospérité ininterrompue (1945-1975) et d'un resserrement continu des écarts, était prête à éclater depuis quelques années sous l'effet des tensions qui la traversaient. Le retour de la croissance, à partir de 1984, a coïncidé avec celui des inégalités. Inégalités de revenus, de patrimoine, de chance...