Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

Édition : l'affaire Gallimard

En juillet 1990, après six mois d'âpres conflits internes, la répartition du capital de l'une des plus prestigieuses maisons d'édition françaises se trouve considérablement modifiée. La Librairie Gallimard perd l'essentiel de son caractère familial, même si son directeur, Antoine Gallimard, en conserve les commandes.

Les quatre enfants de Claude Gallimard, qui sont donc les petits-fils et les petites-filles du fondateur, Gaston Gallimard, décédé en 1975, partageaient jusqu'au 18 juillet la plus grande partie du capital. D'Antoine à Françoise, de Christian à Isabelle, chaque Gallimard prétendait défendre mieux que l'autre l'indépendance et le caractère de la maison. Cette revendication les a conduits à se livrer à une très dure bataille à l'issue de laquelle 37,5 % des parts ont été redistribués.

À l'origine du malaise familial, une succession contestée : comme Claude avait succédé à Gaston, Christian, le fils aîné, devait prendre la suite de Claude. Ce ne fut pas le cas. En 1983, après une violente querelle avec son père, Christian quitte la maison. Son frère Antoine devient alors le successeur désigné. Mais l'un et l'autre ne sont que les cadets de Françoise, qui accepte mal d'être écartée par les traditions familiales.

En 1988, lorsque Antoine devient le troisième P-DG de la maison, son frère et ses deux sœurs n'ont qu'une idée en tête : le déstabiliser. Dès 1989, Christian porte le conflit sur la place publique en critiquant la gestion de son frère ; mais la véritable attaque, c'est Françoise qui la lance en annonçant, le 29 janvier 1990, qu'elle a chargé une banque d'affaires américaine de vendre ses parts, soit 12,5 % du capital. Si Christian et Isabelle suivent l'exemple de leur sœur, c'est le contrôle même de la maison qui risque d'être perdu. Des contacts entre les membres sécessionnistes de la famille et les candidats au rachat de leurs parts commencent à se lier. Dans cette ronde des grands groupes autour des héritiers, Francis Bouygues, le géant des BTP, Robert Maxwell, le magnat de la presse britannique, et Jérôme Seydoux, P-DG du groupe Chargeurs, semblent les mieux placés.

Les parts d'Isabelle

Les éditions Gallimard représentent un enjeu considérable. Depuis quatre-vingts ans, la maison de la rue Sébastien-Bottin collectionne les auteurs les plus illustres et les prix littéraires les plus convoités : avec dix-sept prix Nobel et des signatures comme celles de Gide, de Claudel, de Proust, d'Aragon, de Malraux, de Yourcenar et de tant d'autres, elle a acquis une renommée internationale. L'organe de Gallimard, la Nouvelle Revue française, pilier de la vie intellectuelle pendant des décennies, a largement contribué à ce rayonnement. Mais, pour les investisseurs, Gallimard, c'est aussi un millier d'employés, un chiffre d'affaires de plus d'un milliard de francs – résultat remarquable pour une maison d'édition indépendante –, un organe de commercialisation, le CDE, et enfin un réseau de distribution, la SODIS, avec des antennes à l'étranger et une dizaine de librairies.

Pour contrer les ambitions des « prédateurs » qui tournent autour de son entreprise, Antoine Gallimard crée la SOPARED, Société de participation et d'édition détenant plus de 50 % des parts. Christian et Françoise font appel à la justice pour bloquer ce projet. C'est alors qu'Isabelle, la cadette, se désolidarise du front constitué contre Antoine et annonce, le 6 avril, la vente de ses parts à la BNP, démobilisant par là même tout acheteur prétendant au contrôle de la maison. Immédiatement, le groupe Bouygues annonce qu'il se retire de la course. Forte de ses 12,5 %, la BNP organise le tour de table des prétendants au rachat des parts de Christian et de Françoise.

La nouvelle répartition du capital permet à la célèbre maison d'édition italienne Einaudi et au groupe publicitaire français Havas d'entrer chez Gallimard à hauteur respective de 10 et de 7 %. Le reste des actions est réparti entre deux groupes financiers, la Société des amis de la NRF et une personne privée. Dans le groupe des anciens actionnaires, rien n'est modifié : Antoine Gallimard, avec 33,5 %, garde sa minorité de blocage et peut s'appuyer sur les parts détenues par son père et par les héritiers des autres membres fondateurs. Loin des querelles familiales, cette nouvelle « donne » devrait assurer à Antoine Gallimard les conditions d'une nécessaire indépendance et d'un dynamisme non moins vital.

Agnès Galletier