Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

Au dernier festival de Cannes, on a projeté dix-huit films réalisés dans les pays qui relevaient du pacte de Varsovie. Cette sélection comprenait aussi bien des cinéastes célèbres – Wajda ou Panfilov – que des inconnus. Parmi eux, Vitali Kanevski et Pavel Lounguine, tous deux russes, auteurs respectivement de Bouge pas, meurs, ressuscite et de Taxi blues, ont remporté à Paris un succès qui n'est pas que de curiosité. Quant à la Mostra de Venise, elle organisait une rétrospective du cinéma soviétique d'avant Staline en 25 films. À Rome, Fellini a tenu à applaudir le dramaturge soviétique Victor Slavkine, qui achevait là une tournée européenne au cours de laquelle il avait présenté quelques-unes de ses pièces : l'Orchestre, le Mauvais Appartement. Aujourd'hui, le théâtre des Amandiers à Nanterre accueille le Cerceau et sa Fille aînée du jeune homme est jouée en Autriche et en Allemagne.

Même déferlante dans le domaine moins connu de la photographie. Déjà, en 1989, le premier festival de photojournalisme de Perpignan avait rendu hommage aux Soviétiques. Exemple suivi à Bradford, en Grande-Bretagne, en mai de cette année ; à Lausanne, en juin, où le musée de l'Élysée exposait cent photographes de l'Est ; à Arles, en juillet, où étaient invités des Tchèques, des Lituaniens, des Allemands de l'Est et des Soviétiques.

Les grandes agences occidentales de photo se sont bien évidemment précipitées pour rafler la nouvelle manne d'images. Au grand désappointement des reporters locaux, professionnels ou non, mal outillés pour supporter le rythme et les méthodes de leurs nouveaux concurrents capitalistes.

Même choc dans le domaine du cinéma. Pour une coproduction franco-soviétique exemplaire comme Taxi blues, combien de collaborations difficiles ou déséquilibrées ? D'un côté, la puissance financière des grandes firmes américaines – les « majors » – plus soucieuses de diffuser leur propre production et de s'emparer des circuits de distribution et des studios. De l'autre, des sociétés d'État à bout de souffle, aux matériels périmés et aux crédits en chute libre. Privé des subventions annuelles à la production, et dès lors soucieux d'un succès commercial immédiat, ce qui reste des studios de l'Est répugne à prendre le moindre risque. Ainsi, aucun film hongrois nouveau n'est sorti à Budapest en 1990. Les responsables de l'Union du cinéma de l'ex-RDA ne sont pas plus optimistes. Ils cherchent des crédits à Bruxelles, auprès de la CEE, et des fonds pour survivre à Paris, auprès du ministère de la Culture. Que fera-t-on du Hollywood est-allemand, Babelsberg, avec ses 36 hectares, ses 2 200 employés et ses studios gigantesques mais totalement inadaptés aux conditions de production à l'américaine ? Les réalisateurs essaient de sauver leur outil de travail, leurs studios, leur métier, mais leur démarche a-t-elle toujours un sens face à la nouvelle situation économique et politique ?

Le bon temps de l'autarcie

Dans le pays réputé le plus musicien du monde – la Hongrie –, la crise économique n'épargne pas la musique. Les salles de concert menacent de se vider, le chômage guette les jeunes instrumentistes. Beaucoup de peintres et de plasticiens de Berlin-Est, de Prague, de Moscou et d'ailleurs, d'abord convaincus qu'ils feraient fortune dans les galeries de New York et de Paris, ont découvert leur « retard » et leur ignorance des dernières modes artistiques. Faute de pouvoir s'adapter aux dures lois du marché de l'art international, certains en viennent à regretter le bon temps de l'autarcie. « Finalement, dire adieu au socialisme, ça ne me paraît pas si facile », confie le réalisateur est-allemand Volker Koepp.

L'ouverture à l'Ouest n'a donc pas que des vertus. Sans doute la structure étatique était-elle contraignante, la censure vigilante et la dictature pesante sur les consciences ; mais le minimum alimentaire vital était assuré et les arts officiels maintenus en vie. Ne serait-ce que par perfusion. Aujourd'hui, la liberté fait peur quand elle est synonyme de risque et peut-être de ruine. D'autant qu'engouements et soucis changent vite en Occident. Au printemps, les grandes puissances retiraient une partie de leur aide au tiers-monde pour la reporter à l'Est. À l'automne, la crise du Golfe et la menace de la récession économique ont refroidi les enthousiasmes. Les intellectuels et les artistes des pays de l'Est risquent de se retrouver seuls au milieu du gué et ne devront plus alors compter que sur leurs propres ressources pour s'en sortir.

Philippe Dagen et Emmanuel de Roux
Emmanuel de Roux est chef adjoint du service culturel du Monde. Philippe Dagen y est critique d'art. Il enseigne à l'université Paris-I.