Panorama

L'amour de l'autocommémoration serait-il devenu l'une des constantes de la France de la fin du xxe siècle ? Si 1989 fut l'année du Bicentenaire, célébration œcuménique et spectaculaire de la Révolution, 1990 est l'année de toutes les nostalgies nationales. Bien plus qu'à l'innovation, bien plus qu'au culte du moderne, la mode est au passé, aux valeurs reconnues, à la tradition – ou aux traditions. Les gloires nationales les plus éprouvées sont sur le devant de la scène. Qui songerait encore à célébrer les vertus de la rupture et des avant-gardes à l'ère paisible du postmodernisme et des philosophies qui pronostiquent la fin de l'histoire ? Qui ne sait que le temps des révolutions est révolu ?

La grande récapitulation

Ainsi assiste-t-on à des résurrections qui eussent été tenues pour scandaleuses il y a dix ans. Le cinéma français trouve désormais son inspiration dans les œuvres littéraires les plus conventionnelles, celles mêmes dont les extraits garnissaient les manuels de lecture de nos grands-parents. Le printemps a vu le succès, fêté au festival de Cannes par le Prix d'interprétation masculine de Gérard Depardieu, du Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand adapté par Jean-Paul Rappeneau. L'automne a été la saison de Marcel Pagnol, dont la Gloire de mon père et le Château de ma mère ont fourni le scénario de deux longs métrages à Yves Robert. Cyrano a attiré plus d'un million de spectateurs à Paris au cours de l'année, et les deux « pagnolades », toutes deux aussi respectueuses du texte, dont des extraits sont lus en voix off, paraissent promises au même triomphe.

Cyrano est aussi au théâtre, avec Jean-Paul Belmondo. Il fait salle comble depuis un an. La recette doit sembler bonne, puisque les metteurs en scène, dont l'imagination déborde, alignent les reprises de nos classiques éternels. Molière arrive largement en tête du palmarès. On a compté au cours de l'année six versions du Misanthrope. Les Fourberies de Scapin, montées par Jean-Pierre Vincent avec Daniel Auteuil, ont fait l'ouverture du festival d'Avignon. Bernard Sobel reprend Tartuffe et Alain Olivier, l'École des femmes. Gérard Desarthe et Michel Boujenah interprètent Don Juan mis en scène par Jacques Rosner. Marivaux n'est pas oublié. La Double Inconstance succède à l'Île des esclaves. Il n'est pas jusqu'à Vigny dont on ne ressuscite le Chatterton. Il faut observer que ces pièces de répertoire ne se donnent pas dans des théâtres nationaux dont les classiques sont la vocation, mais dans des salles ouvertes à la création. La scène ne serait-elle donc plus vouée qu'à la récapitulation de son répertoire ? Et l'histoire du théâtre doit-elle l'emporter sur le théâtre vivant ?

Car l'histoire est partout, et d'abord dans les livres d'histoire, dont le succès ne se dément pas. Une vogue légitime : l'école française des Annales, qui a renouvelé le genre, recueille depuis une décennie les bénéfices d'un travail de longue haleine. Mais la méthode constituée par Lucien Febvre, Marc Bloch et leurs disciples s'est laissé « pervertir » par un regain d'historicisme narratif. La vieille formule traité-bataille-grands hommes a de nouveau cours, et ses champions sont souvent ceux-là mêmes qui l'avaient déclarée morte il y a un quart de siècle. Passe encore que Fernand Braudel, au soir de sa vie, laisse, en guise de testament, un essai sur l'Identité de la France. Mais que l'Histoire de France – genre obsolète aux yeux des tenants de la « nouvelle histoire » – en cours de parution chez Hachette, ait pour ouvriers Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet et Maurice Agulhon, voilà qui est plus étrange. Le dernier de ces auteurs introduit son propos dans le meilleur style de l'histoire patriotique : « La France est née de l'Histoire et définit un peuple. (...) La France vivait depuis longtemps comme Nation et comme Patrie, mais on peut se risquer à dire qu'elle n'a jamais autant existé à ce titre que dans ce dernier siècle. » Et, comme ce « pays charnel » a besoin d'exalter ses grands hommes, les nouveaux historiens abandonnent chaînes d'arpenteurs, balances et statistiques pour la biographie. Pierre Goubert échange ainsi avec succès les chaumières des paysans du Beauvaisis contre le palais de Mazarin.