Cela serait-il survenu autrement ? Au cours des années 80, on a assisté à la remise en cause partielle, sous la pression des faits, du statut du salarié à plein temps, bénéficiaire d'un contrat à durée indéterminée offrant une large protection sociale. Son modèle s'était forgé peu à peu avec les conquêtes ouvrières de la révolution industrielle puis était venu compenser la sujétion au mode de production taylorien. Pendant les « trente glorieuses », de 1945 à 1975, il était même parvenu à sa plénitude avec la confirmation de l'objectif du plein emploi. S'il est toujours majoritaire, et de loin, il n'est plus le seul système de référence. Insidieusement, il a perdu de son éclat, pour ne plus être aujourd'hui que la règle exorbitante accordée au « noyau dur » du salariat.

Tandis que la France perdait 1 million d'emplois stables, le nombre des emplois instables ou précaires passait de 2 à 3 millions. Encore tout cela est-il imprécis. Dans son « halo », l'INSEE place de 1,5 à 4 millions de personnes, selon les définitions, et en tenant compte du caractère volatil des statistiques lorsqu'il faut repérer des catégories naissantes, forcément fugaces. Plus récemment, et dans un nouvel exercice pour appréhender cette sphère mouvante, l'Institut national de la statistique a fourni, au-delà des chiffres toujours contestables, l'indication formelle d'un déplacement. Ce qu'on appelle les « formes particulières d'emploi », selon une terminologie curieuse reprise pour un colloque international de spécialistes et de statisticiens qui s'est tenu à Paris en novembre 1988, s'est particulièrement développé en cinq ans et sans doute autant depuis. En 1982, il y avait 3,4 millions de personnes qui étaient apprentis, stagiaires, sous contrat à durée déterminée, intérimaires, travailleurs à temps partiel, etc. Ils étaient 4,2 millions en 1987.

À l'évidence, la partie à peu près visible de la déstructuration du marché du travail est là. L'émergence de ce phénomène caractérise la dernière période et pèse sur les évolutions d'aujourd'hui.

Ce mouvement est déjà difficile à repérer dans son ampleur. Il est encore plus délicat de lui attribuer telle ou telle origine, tant les mécanismes à l'œuvre se sont peu à peu confondus, y compris dans leurs effets pervers.

Parmi les responsables, il y a bien le traitement social, cette énorme tuyauterie inventée par Raymond Barre avec les « stages parkings » pour les jeunes sans emploi, et régulièrement perfectionnée ensuite par Pierre Mauroy ou Michel Delebarre sous Laurent Fabius, Philippe Séguin sous Jacques Chirac, et peut-être abandonnée, dans les discours au moins, par Jean-Pierre Soisson et Michel Rocard, qui ont inventé des produits de substitution moins voyants.

Avec les stages en tout genre, les différents dispositifs d'insertion, mais aussi les TUC, les SIVP (stages d'initiation à la vie professionnelle), les PIL (programmes d'insertion locale) et autres SRA (stages de réinsertion en alternance) ou associations intermédiaires, sans oublier « les petits boulots », les gouvernements successifs ont en fait mis le doigt dans un engrenage qui, ailleurs, sur le marché dit normal, était en train de fabriquer des travailleurs précaires ou marginalisés. Au total, et au plus fort de la tentation interventionniste, en 1987-88, on a compté jusqu'à 1,5 million de places disponibles dans l'une ou l'autre des formules d'appoint. Quand Michel Rocard présente deux années de suite un plan-emploi qui vise à abaisser le coût du travail, notamment en exonérant de charges sociales les employeurs qui embaucheraient certaines catégories de chômeurs (dont les plus de 50 ans, jusqu'à leur retraite), il ne fait que poursuivre la même logique. Pour juguler la montée du chômage, les pouvoirs publics ont adopté une politique de dérogations largement justifiée par l'urgence, là où d'autres pays, plus libéraux, ont parié sur la déréglementation.

Sur le fond, le résultat n'est pas différent, si les motifs divergent. Année après année, se sont constituées des poches d'emplois spécifiques, à mi-chemin entre l'assistance et le travail mais qui sont vite sortis du cadre prévu. Il y a eu jusqu'à 350 000 TUC, contre 120 000 actuellement. On a compté jusqu'à 300 000 SIVP, contre 180 000 aujourd'hui. Les stages rémunérés sont passés de 136 000 en 1982 à 433 000 en 1987. Conséquence : la part des jeunes dans l'emploi réel ou salarié de droit commun a diminué de moitié en dix ans. Pour expliquer ce changement d'attitude, les spécialistes évoquent « l'effet d'aubaine », l'occasion faisant le larron, ou encore « l'effet de substitution », le mauvais emploi chassant le bon.