Il n'y a donc pas assez de têtes bien faites pour répondre à l'appel. Les salaires d'un premier emploi flambent jusqu'à 250 000 F par an pour un polytechnicien et même 400 000 F pour un INSEAD. On en vient à exiger des « moutons à cinq pattes » qui devraient avoir des diplômes complémentaires, connaître plusieurs langues, posséder une expérience puis, parce que les métiers de managers se médiatisent, « avoir du charisme et une bonne gueule », comme le disent les recruteurs, embarqués presque malgré eux dans « la surenchère aux fantasmes ».

Mais il y a une contrepartie, qui s'apparente parfois à un immense gâchis en ces temps de disette. Parce que ces petits génies se monnaient cher, on exige aussi beaucoup d'eux. Ils doivent être immédiatement opérationnels, toujours gagner, travailler sans relâche et savoir tenir la corde, les 45 ans passés. Sinon, gare. Les anges déchus seront broyés et il ne faut donc pas s'étonner lorsque, dans ces conditions, certains affichent le comportement du mercenaire, bien décidés à utiliser le système à leur avantage avec le cynisme nécessaire.

Contrairement aux apparences, l'évocation de ces cas extrêmes a un rapport direct avec la configuration actuelle du marché du travail et avec son double, le chômage. C'est bien parce qu'il y a eu une douzaine d'années de crise, et que, sur leurs cendres, deux ou trois années de reprise leur ont succédé, que le marché du travail est à ce point contrasté, paradoxal. Objectivement, le partage du travail existe entre ceux qui n'ont pas d'emploi, et risquent fort de n'en jamais retrouver, et ceux qui, employés en fonction de leurs compétences, sont complètement surmenés. Au milieu, et parce que les temps ont changé, flotte une partie de la population active dans une zone tampon qui oscille du chômage au travail d'appoint, et connaît une situation que le Commissariat général au plan qualifie d'« hybride ». En 1988-89, au moment même où l'économie redémarre vraiment, on voit bien les conséquences durables d'une longue récession, les cassures qui se sont produites à cette occasion, et les évolutions, déjà inscrites dans les faits, qui en découlent.

Le piège du chômage

Donc, l'emploi revient et le chômage ne se résorbe pas. Mais il faut savoir que, à la différence de ce qui se passe dans de nombreux pays semblables, dont la RFA avant l'arrivée des émigrés de l'Est, la pression démographique ne diminue pas en France. 180 000 personnes environ viennent s'ajouter chaque année à la population active déjà présente sur le marché du travail. Des jeunes, bien entendu, mais aussi et surtout des femmes qui, en raison d'un puissant mouvement sociologique, rapprochent progressivement leur taux d'activité de celui des hommes et interrompent plus rarement celle-ci que par le passé à la suite des maternités.

Pour être efficace, l'essor des effectifs salariés devrait continûment absorber ce surplus annuel et, tout à la fois, éponger massivement le stock de chômeurs. Exceptionnelle, dans les conditions actuelles, la croissance retrouvée ne peut y parvenir et il est donc plausible que, pour des années encore, la France ait à souffrir d'un fort taux de chômage.

À cela s'ajoutent plusieurs phénomènes dont le plus criant est le retard en formation par rapport aux besoins exprimés dans une phase de révolution technologique, d'abord concomitante avec la crise économique, mais qui est appelée à lui survivre. Sur une population active de près de 24 millions d'individus, on compte quelque 9 millions de titulaires d'un CAP ou d'un brevet d'études professionnelles...

Dès lors que les embauches reprennent, elles s'adressent en priorité aux plus jeunes, quand ils sont formés, de préférence aux chômeurs moins qualifiés ou, ce qui revient au même dans l'esprit des employeurs, aux compétences techniquement vieillies. À un moindre degré qu'en Grande-Bretagne, où le chômage se perpétue chez les hommes dans le secteur industriel, et où la création d'emploi dans les services, souvent précaire, profite aux femmes, il apparaît aussi en France que le déplacement rapide vers les activités du tertiaire favorise, proportionnellement, les moins de 25 ans ou les femmes, sans toutefois que ce mouvement corresponde à la demande reconnue.