Chine : le printemps différé

D'un côté, des élites urbaines qui ressentent un profond malaise social. De l'autre, un pouvoir divisé. Au centre, la place Tiananmen où l'on goûte à la liberté. Et puis l'armée, les violences, les exécutions. À quand le prochain printemps ?

Quand s'est ouverte cette année 1989, au cours de laquelle devait être célébré le quarantième anniversaire de la République populaire de Chine, qui aurait pu penser que, quelques mois plus tard, Pékin serait à feu et à sang et que le régime communiste serait contraint de faire intervenir l'armée contre la population après avoir traversé l'une des crises les plus graves de son histoire ? La Chine, en dépit de ces remous cycliques dont elle est coutumière, poursuivait son expérience originale de réforme économique et d'ouverture vers le monde extérieur amorcée dix ans auparavant par Deng Xiaoping. Dans ces domaines, elle demeurait à l'avant-garde des pays communistes, même si certains de ces derniers accéléraient le train des réformes.

Toutefois, au contraire de l'URSS et de plusieurs autres pays d'Europe de l'Est, la Chine demeurait rétive à toute libéralisation politique. Libéral en économie, Deng Xiaoping ne l'avait jamais été en politique ; il était prêt, avait-il dit, « à faire couler le sang si nécessaire » pour maintenir « la stabilité et l'unité », c'est-à-dire l'ordre et la pérennité du régime communiste. Mais il aura fallu qu'il réprime violemment les manifestations nationalistes au Tibet, où la loi martiale fut proclamée le 7 mars, et qu'il lance les chars sur la place Tiananmen – devant les caméras de télévision du monde entier – pour que l'opinion internationale s'en rende vraiment compte.

Le poids des conservateurs

L'année 1988 s'était plutôt mal terminée pour les réformistes. Zhao Żiyang, secrétaire général du PCC, leur porte-parole depuis le limogeage de Hu Yao-bang au début de 1987, avait perdu successivement l'oreille du « numéro un » et toute responsabilité dans le domaine économique. Jusque-là considéré comme l'architecte des réformes et comme le meilleur économiste du pays, il se voyait supplanté par le tandem conservateur composé du Premier ministre Li Peng et de son adjoint Yao Yilin, soutenus par la vieille garde des vétérans du parti qui avaient toujours freiné les réformes.

Certes celles-ci demeuraient à l'ordre du jour ; mais, sous couvert de les « approfondir » et de lutter contre la surchauffe, indéniable, de l'économie, un plan d'austérité de deux ans avait été mis en place. Le rythme de modernisation s'était ralenti ; en resserrant fortement le crédit et en renforçant les contrôles, le gouvernement avait mis en danger des millions de petites entreprises. Des dizaines de millions de nouveaux chômeurs à la recherche d'un emploi s'étaient précipités dans les grandes villes au début de l'année. En même temps, l'équilibre politique, qui, depuis le début de la décennie, penchait en faveur des réformistes, avait basculé du côté des conservateurs.

Un profond malaise social

En ce début de 1989, les succès considérables d'une décennie de changements économiques profonds sont donc occultés par les dérapages d'une crise de croissance et l'échec de la politique de contrôle des naissances : les Chinois sont un milliard et cent millions. Aux rivalités politiques se superpose un profond malaise social. La population, les intellectuels et les étudiants supportent de plus en plus mal la reprise d'une forte inflation et son corollaire, la hausse des prix. S'y ajoute la corruption des cadres du régime, qui pratiquent ouvertement le népotisme.

Même les hauts dirigeants, pourtant prolixes en discours enflammés contre ces fléaux, sont soupçonnés de pratiquer ou de tolérer la corruption. L'astrophysicien dissident Fang Lizhi parle ouvertement de comptes en banque à l'étranger et l'on cite même des noms ; le propre fils de Deng Xiaoping, Deng Pufang, a été contraint en janvier de se justifier au cours d'une conférence de presse après que la société qu'il a fondée eut été suspendue.