Mais l'ébranlement s'est surtout accéléré depuis le 9 novembre avec la disparition du système léniniste dans la majeure partie de l'Est européen. Certes, tout annonçait une telle évolution dès lors que la Hongrie, depuis la loi électorale de 1983, s'orientait vers des élections libres et qu'en Pologne, événement majeur de l'année, au terme d'élections qui virent la défaite du POUP, était formé le premier gouvernement de coalition à direction non communiste depuis 45 ans. Depuis la constitution du bloc des Satellites au lendemain de la guerre, le monde avait accepté l'idée de l'irréversibilité des régimes communistes et considérait que toute tentative pour en sortir provoquerait instantanément une intervention militaire de l'URSS ou du Pacte de Varsovie. La formation du gouvernement de Tadeusz Mazowiecki est donc révolutionnaire à plus d'un titre. Elle découle du constat que le Parti communiste n'a pas d'emprise sur la société, qui l'a clairement indiqué au cours des élections. Au rejet du Parti, s'ajoute le choix même de Mazowiecki, a priori peu acceptable pour les communistes. Opposant de vieille date, il avait été persécuté par le PC et avait contribué à miner son autorité. Proche de Solidarité, Mazowiecki est de surcroît un catholique et un pro-occidental convaincu, c'est-à-dire qu'il incarne un renversement total de la politique imposée à la Pologne depuis 1945. Cela n'a pas empêché les dirigeants soviétiques de l'accueillir en URSS le 23 novembre comme un véritable allié, en dépit du rappel par Mazowiecki du désaccord persistant entre les deux pays sur la tragédie de Katyn et de la demande qu'il a présentée à l'URSS de reconnaître officiellement sa responsabilité.

Le communiqué commun du 27 novembre qui concluait la visite du Premier ministre polonais en URSS posa clairement le droit de chaque pays à suivre sa voie. Au tournant radical de la politique polonaise accepté explicitement par Moscou, correspond un tournant non moins spectaculaire en Hongrie. Si de longue date ce pays annonçait un processus de démocratisation, deux orientations se seront dessinées de manière décisive cette année : la rupture avec le système politique interne par la reconnaissance du multipartisme et la préparation d'élections présidentielles totalement libres. Le PC hongrois, débaptisé, n'est plus qu'une composante minoritaire du paysage politique. En même temps, la Hongrie sort du camp socialiste ou de ce qu'il en reste. Elle a entamé cette sortie en démantelant le rideau de fer qui la séparait de l'Autriche, et en participant de manière croissante à la mise en place d'un groupe économique du Centre-Sud de l'Europe avec l'Italie, l'Autriche, la Yougoslavie et peut-être la Suisse. Enfin, elle a annoncé son intention de demander le retrait des troupes soviétiques de son territoire.

Une vague de fond

Ainsi, en quelques semaines, à Varsovie, Budapest et Bucarest, deux tabous remontant à 1945 ont été brisés, et la possibilité de sortir à la fois du système léniniste et du système d'alliance est-européen constatée. Jusqu'au 9 novembre, le bloc des États socialistes d'Europe semblait divisé en deux groupes étanches. D'une part, les réformateurs, conduits par l'URSS ; de l'autre, les conservateurs rassemblant la RDA, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et la Roumanie. Les manifestations de Leipzig, puis de Berlin, qu'après une première tentative de répression le pouvoir de Honecker a laissées se développer, ont conduit le 9 novembre à la destruction symbolique du mur de Berlin, à l'instauration de la liberté de passage entre les deux parties de la ville et, par-delà, entre les deux Allemagnes, et surtout à l'effondrement en quelques jours de toutes les structures du Parti et de l'État est-allemand.

Aux évolutions progressives et contrôlées de la Pologne, a succédé une vague de fond d'indignation populaire qui en moins d'un mois a emporté le communisme en RDA et en Tchécoslovaquie, où Husak a dû céder la place à une équipe contestée dont la position repose sur la volonté du Forum civique de ne rien précipiter jusqu'aux élections. Les figures marquantes de ce nouveau printemps de Prague sont l'éternel opposant Vaclav Havel, et Alexandre Dubcek. La Bulgarie, elle-même, a été poussée dans la voie du changement par la double pression des événements allemands et tchèques et de Gorbatchev. L'indéracinable chef du Parti, Todor Jivkov, a dû lui aussi s'effacer. En Roumanie enfin, la dictature de Ceausescu, bastion du stalinisme intégral, a fini par s'effondrer dans le sang.