C'en était trop pour le Vatican et le pape, dont l'autorité était cette fois directement en jeu. Le cardinal Ratzinger n'alla pas plus loin dans ce qui, aux yeux de Rome, ressemblait de plus en plus à un chantage. « Nous nous donnerons nous-même les moyens de poursuivre l'œuvre que la Providence nous a confiée », annonçait alors début juin Mgr Lefebvre. La consécration illégitime d'évêques devenait inévitable. La suite et la fin du scénario sont connues. C'est à ce moment que le Vatican ouvrit ses dossiers qui nous permettent aujourd'hui de retracer le fil des événements.

Dans cette affaire, le Vatican a pris de gros risques, allant sans doute jusqu'au bout du compromis possible, poussé par des courants qui, ignorant le caractère spécifique du traditionalisme français, ses origines intellectuelles et politiques, son compagnonnage avec l'extrême droite, sa virulence issue d'une histoire laïque et anticléricale plus dure qu'ailleurs, avaient toujours cru qu'il était possible de faire céder Mgr Lefebvre sur le fond par des concessions aux prêtres et aux fidèles nostalgiques de la messe en latin, du catéchisme traditionnel et des curés en soutane.

Les indiscrétions parues dans la presse italienne, après la signature du protocole, avaient d'ailleurs soulevé des réactions indignées dans certains milieux catholiques, français notamment, les plus attachés à l'esprit du concile. Le Vatican était soupçonné d'avoir été trop loin dans les concessions à un militantisme qui, depuis plus de vingt ans, avait contesté le pape, les évêques, les prêtres et tous les artisans de la modernisation de l'Église et de son ouverture au monde grâce au concile. Ces craintes devaient redoubler quand, aussitôt après l'officialisation de la rupture, le Vatican prêchait le pardon des offenses et la levée de toutes les sanctions en faveur du clergé traditionaliste ne désirant pas suivre Mgr Lefebvre.

Les bras ouverts

Tel est en effet le sens du motu proprio Ecclesia dei afflicta (« Église de Dieu affligée »), signé par Jean-Paul II le 2 juillet 1988, trois jours après la cérémonie d'Écône. Le pape n'a pas voulu perdre de temps. Il exprime à nouveau sa tristesse devant cette nouvelle déchirure dans la tunique de l'Église, souligne le contresens commis à ses yeux par Mgr Lefebvre sur le respect de la vraie Tradition. Il ouvre largement les bras en direction de ceux – prêtres, séminaristes religieux, fidèles – qui veulent retrouver la communion, assouplissant notamment les dispositions antérieures sur la célébration de la messe en latin.

Cette stratégie devait se révéler, à court terme, payante. Les traditionalistes sont ébranlés. Des défections se produisent. À la mi-juillet, seize prêtres ordonnés par Mgr Lefebvre et une vingtaine de séminaristes quittent la famille d'Écône pour fonder, sous la direction de l'abbé Bisig, ancien supérieur de la Fraternité Saint-Pie X, une Fraternité sacerdotale Saint-Pierre, en vue d'une régularisation de leur situation et d'un bénéfice du protocole d'accord du 5 mai, que Mgr Lefebvre avait rejeté pour lui-même. Avec la bénédiction du cardinal allemand Augustin Mayer, chargé par le pape de présider une commission dite de réconciliation, la Fraternité Saint-Pierre a ouvert, en octobre 1988, un séminaire à Augsbourg, en Allemagne fédérale.

D'autres ralliements de prêtres séculiers (comme l'abbé Laffargue à Lyon, rentré dans le clergé diocésain présidé par le cardinal Decourtray) ou de communautés religieuses (les dominicains de Chémeré-le-Roi en Mayenne), sèment le trouble. Le plus spectaculaire est sans aucun doute celui d'une partie des moines bénédictins du Barroux (Vaucluse), et de leur prieur Dom Gérard Calvet, en rupture depuis longtemps avec son ordre, et dont les prêtres sont ordonnés par Mgr Lefebvre. Le Barroux est l'un des bastions du traditionalisme français. Des personnalités de l'extrême droite, comme Jean Madiran, directeur du quotidien Présent, Bernard Antony, dit Romain Marie, président des comités Chrétienté-Solidarité, et même Jean-Marie Le Pen, y avaient leurs entrées régulières. Le cardinal Mayer a négocié directement cet accord avec Dom Gérard Calvet, comme il l'avait fait pour la Fraternité Saint-Pierre, par-dessus la tête des évêques locaux. Quelques critiques sont nées dans les épiscopats suisse et français, redoublées quand le prieur du Barroux annonça qu'il allait bénéficier de l'accord du 5 mai, continuer de célébrer la messe et les sacrements dans l'ancien rite de l'Église, « sans qu'aucune contrepartie doctrinale n'ait été exigée » de lui.