L'ouverture du monde politique au monde dit civil peut être considérée a priori comme un progrès, car elle peut permettre un meilleur équilibre entre l'État et les autres pouvoirs, en autorisant une meilleure prise en compte de l'opinion publique. Mais elle présente aussi des risques. Mal aimés de leurs électeurs, mal transmis par les médias qui préfèrent les petites phrases aux grandes idées, mal à l'aise dans un environnement national et international complexe, les hommes politiques sentent aujourd'hui la nécessité d'abandonner une partie de leurs responsabilités aux citoyens, en s'abritant derrière les plus prestigieux d'entre eux. La conduite des affaires d'un pays implique parfois le courage d'être impopulaire, surtout dans une société complexe et un monde déboussolé.

Le rôle croissant de la société civile est sans aucun doute une évolution normale et salutaire du processus démocratique. À condition de ne pas être un alibi ou un aveu d'impuissance. À condition aussi que l'on ne confonde pas la société civile avec la société médiatique. Ne serait-ce que pour avoir mis en lumière toutes ces questions, l'élection de mai 1988 aura bien été une date clé de notre histoire contemporaine.

Pologne : échapper à l'emprise de l'État

Si le bilan provisoire des quinze jours de conflit qui se sont achevés le 10 mai en Pologne traduit d'abord une immense amertume dans les rangs des grévistes, c'est peut-être le durcissement de la méfiance entre la société civile et le pouvoir politique qui restera le signe le plus évident de la nouvelle dégradation des rapports entre les forces en présence dans ce pays.

En face de la stratégie d'ouverture prônée par les cadres modérés de Solidarité et par les intellectuels conscients de la tragédie économique que vit actuellement la Pologne, l'incapacité du parti à porter remède à cette situation s'affirme de plus en plus nettement. Le pouvoir a bien cédé sur une partie des revendications salariales, mais il s'agissait avant tout de ne pas transiger sur les « prétentions » politiques émises par la société civile. Cette dernière se trouve d'ailleurs confrontée à un système pour lequel toutes les réclamations, toutes les doléances, tous les souhaits sont et ne peuvent être que politiques.

Pour le bien du pays, déclarait pourtant Lech Walesa, les deux sociétés doivent s'entendre et la société civile taire son ressentiment à l'égard de la société politique. Une sage philosophie débouchant alors sur un programme d'action énoncé récemment en ces termes par l'un des responsables de Solidarité : « Nous ne cherchons pas à nous emparer du pouvoir. Notre mission n'est pas politique, au sens où on l'entend en Occident ; mais elle dépasse de loin les luttes syndicales : nous avons la charge d'apprendre au peuple polonais à s'organiser en “société civile”, à échapper à l'emprise de l'État. »

Gérard Mermet
Gérard Mermet, ingénieur A.M. et M.B.A. de l'Université Columbia (New York), est un spécialiste de l'analyse des modes de vie des Français et du changement social. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la société française et collabore avec des sociétés d'études. Il anime chaque semaine l'émission Francoscopie sur Radio-France internationale. Il vient de publier : Francoscopie (Larousse, 1988).