Les « personnalités appartenant à la société civile » recrutées pour entrer dans le deuxième gouvernement de Michel Rocard n'avaient pas seulement en commun leur non-appartenance à la classe politique. Elles étaient, par leur activité professionnelle et leur compétence, les représentantes de l'un des autres pouvoirs de fait : celui de l'économie (patrons, financiers, économistes), du social (syndicalistes, responsables d'associations), du culturel (artistes, créateurs), de la technologie (chercheurs, scientifiques).

Mais aussi, et peut-être surtout, elles avaient en commun leur appartenance au pouvoir médiatique. Avant d'être ministre de la Francophonie, Alain Decaux était un historien célèbre, un conteur de talent, un homme de télévision. Avant d'être pressenti pour s'occuper des handicapés, Michel Gillibert était au moins autant connu pour son émission quotidienne à Europe 1 que comme fondateur de l'association des Accidentés de la vie. Le professeur Léon Schwarzenberg était plus célèbre pour ses livres et ses déclarations à la télévision que pour sa pratique de cancérologue. Quant à Bernard Kouchner, son action humanitaire s'était toujours confondue avec sa présence dans les médias.

En poussant à fond la logique de l'ouverture médiatique, on peut imaginer demain un gouvernement dans lequel Yves Montand serait Premier ministre, le commandant Cousteau chargé des questions d'environnement, Bernard Tapie à l'Industrie, Jean Boissonnat à l'Économie, Christine Ockrent chargée de la Condition féminine, Bernard Pivot à la Culture, Jacques Séguéla au Tourisme, Michel Platini à la Jeunesse et aux Sports, Patrick Sabatier ou Michel Drucker aux Personnes âgées, Catherine Deneuve au Commerce extérieur, François de Closets aux Affaires sociales...

Les grands représentants de la société civile sont donc souvent d'abord des membres éminents de la société médiatique. Il est clair que la notoriété est aujourd'hui un atout au moins aussi important que la compétence. La médiatisation est condition du passage du civil au politique.

C'est précisément là que se situe le danger. Alain Decaux, Bernard Kouchner ou Léon Schwarzenberg n'ont pas été élus, au sens démocratique du terme, par les Français pour les représenter au gouvernement. Ils bénéficiaient seulement d'un fort courant d'adhésion populaire lorsqu'ils utilisaient la télévision ou les autres médias pour défendre avec talent des idées qui vont dans le sens de celles de la « France profonde » ou qui contribuent à les faire évoluer.

On ne saurait en déduire pour autant qu'ils sont en mesure de représenter les Français, d'être leurs porte-parole. D'autre part, il est clair que les qualités médiatiques ne sont pas suffisantes pour rendre efficace un homme politique. La capacité de réfléchir, celle de gérer, celle de prévoir, celle de commander sont d'une nature différente. On peut avoir le talent de dire sans avoir celui de faire.

Enfin, la vocation de la chose publique ne doit pas être confondue avec la volonté d'être un personnage public. La première implique un don de soi, une abnégation et un altruisme qui ne s'accordent guère avec le goût du paraître souvent lié à la seconde.

Ce phénomène entretient et aggrave la confusion entre le pouvoir politique et le pouvoir médiatique. Les médias se comportent souvent comme s'ils étaient autorisés à s'exprimer au nom du peuple, du fait même qu'ils lui donnent parfois la parole. C'est ce qui explique par exemple les innombrables sondages publiés chaque année, auxquels on tend parfois à accorder le même crédit qu'à un référendum national.

De la même façon, les personnages médiatisés ne peuvent de ce seul fait se sentir investis d'une mission de représentation des opinions et des intérêts de la collectivité. L'élection par le public, mesurée par un taux d'écoute ou une place dans les « hit-parades », ne saurait être confondue avec celle qui sort des urnes. Seule cette dernière peut conférer la légitimité nécessaire à un acteur politique, dans une société démocratique. Un système dans lequel la notoriété devient l'étalon de mesure de la compétence et de l'aptitude à œuvrer pour la collectivité présente sans aucun doute une dangereuse fragilité.