Déjà, pendant le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Jacques Servan-Schreiber, patron de presse et remueur d'idées avant de devenir député, avait été un éphémère ministre de la Réforme. (En 1988, Léon Schwarzenberg n'allait pas résister beaucoup plus longtemps aux contraintes de la vie politique.) Sa compagne de route à l'Express, Françoise Giroud, avait été plus tard chargée de la Condition féminine. Yves Mourousi était aussi devenu « Monsieur Moto », poste gadget chargé de donner à la jeunesse des gages du dynamisme d'État ; et le vulcanologue Haroun Tazieff avait été nommé secrétaire d'État aux Risques majeurs. Plus récemment, Jacques Chirac avait transformé un médecin gynécologue, au demeurant militante du RPR, en ministre de la Santé ; avec son physique avenant et ses tailleurs Chanel, Michèle Barzach devenait en quelques mois la coqueluche des Français.

Cette volonté de délégation des tâches à des personnes ou à des instances situées en dehors de l'univers politique traditionnel s'est traduite aussi par la mise en œuvre de la décentralisation à partir de 1982. Ce ne sont pas seulement les pouvoirs des conseils régionaux qui ont été renforcés, mais ceux de l'ensemble des responsables économiques, culturels, associatifs.

C'est un état d'esprit semblable qui a présidé à la nomination de ces commissions, groupes de travail ou de réflexion, comités de sages, constitués de professionnels « civils » non suspects d'appartenir à un parti politique ou d'obéir à une quelconque idéologie. La question délicate de la place des immigrés fut ainsi confiée à une commission chargée de réfléchir à un Code de la nationalité. L'équilibre de la Sécurité sociale et l'avenir des régimes de retraites furent examinés de façon apolitique lors des états généraux de fin 1987. Les problèmes posés par les méthodes nouvelles de procréation (insémination artificielle, don de sperme, don d'ovocyte, etc.) furent délégués à un Comité d'éthique. Le contrôle de l'audiovisuel (chaînes de télévision, radios locales...) fut délégué successivement à la Haute Autorité, à la Commission nationale de la communication et des libertés. Avec un peu de recul, force est de constater que peu de décisions importantes et courageuses ont résulté de leurs travaux.

L'importance croissante donnée à des personnalités non politiques s'est manifestée depuis quelques années sous une forme moins officielle, avec l'apparition de ce qu'on pourrait appeler les « nouveaux gourous ». L'exemple le plus spectaculaire est celui d'Yves Montand, devenu en quelques émissions de télévision une sorte de conscience nationale (on se souvient de « Vive la crise ! » en février 1984, de la « Guerre en face » en avril 1985).

Dans un registre différent, on se souvient de Coluche, qui décidait de se présenter à l'élection de 1981 et troublait le jeu politique de sa présence et de ses idées simples. Plus sérieusement, il récidivait quelques années plus tard en créant les « Restaus du cœur », se substituant aux politiques pour apporter un début de réponse au problème angoissant de la pauvreté.

Il faut citer aussi Bernard Tapie, chantre de l'esprit d'entreprise, de l'ambition individuelle et collective, dont la médiatisation devait être un tremplin pour la politique, jusqu'à l'élection manquée de Marseille. Si « l'effet Tapie » est (provisoirement sans doute) retombé, c'est parce qu'il s'inscrit moins bien dans l'air du temps : la « France qui gagne » a fait place dans les médias depuis 1987 à « la France du déclin », et les Français ont en réalité plus le goût du confort que l'esprit d'entreprise.

D'autres personnalités appartiennent de droit au « club des nouveaux gourous ». La consécration publique de François de Closets a coïncidé avec la parution de son livre Toujours plus, qui dénonçait les privilèges de toutes natures dont bénéficient certains Français. Des journalistes comme Serge July ou Jean Boissonnat, des responsables d'associations comme Harlem Désir, des artistes comme Gainsbourg ou Renaud, qui n'hésitent pas à prendre position sur les grands sujets du moment, en sont également membres. Ils sont depuis quelques années les porte-parole officieux d'une certaine partie de l'opinion publique ; d'abord vis-à-vis des médias, puis progressivement des hommes politiques. Dans un mouvement de fusion, mais aussi de confusion des genres.

Société civile ou société médiatique ?

On pourrait logiquement penser que la société civile est constituée de tous ceux qui n'appartiennent pas au monde politique, c'est-à-dire en fait la presque totalité des citoyens. Les hommes politiques semblent pourtant en avoir une définition plus restrictive. Les exemples décrits précédemment et la constitution des deux gouvernements Rocard (avant et après les élections législatives de juin 1988) ont montré l'importance d'un troisième acteur dans le système social actuel : la société médiatique.