Panorama

Introduction

Jamais la société française n'est apparue si complexe et si contradictoire. Les Français ont pris conscience de la situation de crise (culturelle, morale, économique, politique, institutionnelle) dans laquelle ils vivent et appellent de leurs vœux les changements nécessaires. Mais, en même temps, le conservatisme gagne du terrain. Les Français s'étourdissent dans la consommation, dans une recherche effrénée du confort, de la sécurité, du plaisir immédiat. Le résultat est une sorte de non-société, dans laquelle les relations humaines se réduisent ou se dégradent et où seuls les liens fonctionnels demeurent.

La complexité de l'esprit français est inscrite dans ses gènes, comme l'instinct dans celui des animaux. Lorsqu'on s'intéresse aux différents aspects de la vie quotidienne de nos contemporains, on est surpris de découvrir des attitudes et des comportements peu homogènes, voire contradictoires. Tout en cultivant l'individualisme et l'« égologie », les Français sont capables d'actes de solidarité spectaculaires (voir le « téléthon » organisé par Antenne 2 pour aider la recherche sur la myopathie ou le mouvement d'entraide qui suivit la catastrophe de Nîmes). Attachés à un État fort et à une administration omniprésente, ils ne cessent de dénoncer la rigidité du premier et l'omnipotence de la seconde. S'ils recherchent dans leurs loisirs quotidiens la facilité et, souvent, la passivité (voir les audiences des émissions de divertissement à la télévision), ils profitent de leurs vacances pour pratiquer des activités plus « culturelles » (stages de perfectionnement, visites, initiation sportive, etc.). De même, la montée récente du racisme et de la xénophobie s'accompagne d'un accroissement de la tolérance en ce qui concerne les modes de vie : cohabitation, habillement, opinions politiques, etc. Un fait statistique résume bien ces contradictions : les Français sont à la fois les plus grands buveurs de vin du monde et les plus grands buveurs d'eau minérale...

Il est donc difficile, car très réducteur, de parler des Français en général. Pourtant, de cette variété de comportements et de mentalités émergent quelques grandes tendances, qui montrent l'évolution du centre de gravité social.

La défaite des modernes

Les années 1985 et 1986 avaient été celles de la « France qui gagne », dont les louanges étaient chantées à l'unisson par tous les médias. 1987 avait vu, au contraire, renaître la crainte d'une « France en déclin », incapable de faire face à son avenir et abandonnant des parts de marché à ses concurrents. Aux problèmes de la démographie, du chômage, de l'immigration, de la nouvelle pauvreté, de la délinquance s'ajoutait brusquement l'angoisse du Sida.

1988 aura été une année de consolidation de cet état d'esprit marqué par le pessimisme, la frilosité, mais aussi la nervosité. Elle aura mis en évidence la lassitude croissante vis-à-vis du modernisme et du dynamisme « obligés ».

En août, l'hebdomadaire le Point faisait sa couverture sur « la fin des branchés », décrivant les signes les plus apparents de ce changement d'attitude. Un livre de François-Bernard Huygue (la Soft idéologie, Robert Laffont) dénonçait une société moralement et intellectuellement molle.

La défaite des intellectuels, annoncée par Alain Finkielkraut (Gallimard), était donc consommée, de sorte que leur éloge fait par Bernard-Henri Lévy (Grasset) prenait des allures d'épitaphe. Un autre livre, au contraire, louait la faiblesse (Alain Paucart, Robert Laffont).

Au cinéma, les héros de l'année n'étaient pas Rambo ou Rocky, mais... des animaux : les dauphins du Grand Bleu, le lapin de Roger Rabbitt, l'ours de Jean-Jacques Annaud. Comme si ces derniers étaient devenus plus fréquentables que les hommes... Exit, donc, le « tapisme », les « superwomen » et la recherche de l'« excellence ». Les « yuppies » français, ces cadres assoiffés de responsabilités considérant la vie comme une éternelle compétition, sont fatigués. Fatigués de devoir montrer sans cesse leur efficacité, de faire taire leurs états d'âme, de courir après une « réussite » qui s'éloigne chaque fois qu'ils croient s'en approcher. Malgré la campagne présidentielle (ou peut-être à cause d'elle), les Français ont pris conscience de vivre sans explication du monde, sans projet, sans ambition collective.