Mais les concurrents sont aussi des débouchés, et, de ce point de vue, la notion de population mondiale est en effet devenue pertinente. Dès lors que les conditions de production, de consommation et d'échange à Tokyo, Hongkong, Bombay, Istanbul, Le Caire, Casablanca, Mexico ou Sao Paulo influent significativement sur l'équilibre économique entre grandes puissances et grandes monnaies, alors les effectifs mondiaux de main-d'œuvre et de consommateurs, et les conditions de leur renouvellement, pèsent autant que l'accumulation et les mouvements des capitaux pour déterminer l'évolution des productions, des consommations et des échanges internationaux. Seules les vitesses de réaction diffèrent : lente pour les populations, instantanée pour les capitaux.

Mais ce ne sont pas seulement les masses laborieuses du tiers monde qui, par l'intermédiaire des marchandises qu'elles produisent, ont fait irruption dans le système économique des pays industriels. Un autre acteur, dont aucune théorie économique n'avait prévu le rôle, est venu également brouiller le système : il s'agit des femmes. La diminution des charges de la procréation et de la prime éducation des enfants, leur accession progressive à l'alphabétisation et à l'enseignement, la possibilité de décider du nombre de leurs enfants et du calendrier de leur mise au monde, la diminution des risques encourus pendant les grossesses et à l'accouchement, tout a concouru à accroître leur capacité de participation à la production économique. Cette conversion de la moitié de l'humanité, des charges de la reproduction à celles de la production, concerne aussi bien les pays développés que les pays moins développés, mais elle se fait selon des modalités propres à chaque culture. Un tel bouleversement d'équilibres ancestraux ne relève pas de l'économie, mais des catégories anthropologiques et religieuses. Il semble bien, par exemple, que les pays musulmans ont plus de mal à assimiler cet aspect de la modernité que les pays de tradition chrétienne, les chiites plus que les sunnites, les catholiques plus que les protestants, les chrétiens plus que les civilisations orientales. La compréhension et l'étude de ces phénomènes méritent le plus grand respect et la plus grande prudence, car on touche là à la nature même de l'être humain et à la pérennité du genre humain.

Nous avions commencé par quelques évocations bibliques, et nous retrouvons, pour terminer, l'importance des religions : les questions démographiques n'en sont jamais très éloignées.

Michel Louis Lévy
Ancien élevé de l'École polytechnique, administrateur de l'INSEE, Michel Louis Lévy est actuellement chef de service de la diffusion de l'Institut national d'études démographiques et rédacteur de Population et Sociétés. Il a publié Comprendre les statistiques (Le Seuil, 3e éd., 1985) et la Population de la France des années 1980 (Hatier, 2e éd., 1985).