Invariablement, les manœuvres concertantes américano-soviétiques dirigent l'attention du monde sur le vieux continent. Et, comme il s'agit ici d'euromissiles, l'intérêt se fixe plutôt sur la RFA, qui s'inscrit actuellement au centre de la polémique entre stratèges des différents camps.

En reprenant la comptabilité de l'accord « double zéro », le bilan semble d'un point de vue quantitatif particulièrement attractif. Le numéro un soviétique est prêt à échanger 1 300 têtes nucléaires contre 424 ogives du pacte Atlantique. Ramené au volume des charges atomiques recensées sur la planète, cela représente environ 3 p. 100 des stocks. Il est vrai que, pour la première fois, les deux grandes puissances se seront mises d'accord pour détruire des armes nucléaires. Les négociations précédentes, du type SALT, n'avaient porté que sur des limitations de croissance du potentiel.

Si chacun des leaders y trouve son compte, il reste à savoir dans quelle mesure moins de missiles correspond à plus de sécurité. Les Soviétiques perdent quelques forces nucléaires. Soit. Mais les catégories de missiles destinées à disparaître ne constituaient pas, en raison de leur portée, une menace directe pour les États-Unis. En revanche, avec l'élimination des Pershing II et des missiles de croisière, c'est le « cœur » de l'URSS qui échappe à la menace de l'OTAN. La modification du champ de bataille ainsi induite n'est pas négligeable. Privées des euromissiles, les forces de l'OTAN devront s'appuyer davantage sur l'aviation d'attaque. Et chacun sait qu'il faudra alors compter avec la couverture radar soviétique – redoutable, malgré l'épisode Mathias Rust – et avec les forces de défense anti-aérienne, dont on serait bien en peine de trouver l'équivalent sous d'autres latitudes. Restent les armes tactiques de théâtre d'une portée inférieure à 120 km. Elles apparaissent à bien des égards extrêmement délicates à engager : elles sont destinées à frapper non les arrières de l'adversaire, mais le territoire occidental, dans des zones de population dense.

Comme le soulignait Josef Joffe, chef du service étranger de la Suddeutsche Zeitung, qui peut imaginer un général allemand ordonnant un tir sur Francfort occupée par des forces soviétiques qui auraient emprunté la trouée de Fulda ? En supprimant les euromissiles qui compliquaient à l'infini les plans stratégiques des deux grands, l'idée d'une guerre limitée au théâtre européen reprend de l'éclat. Les Allemands sont donc placés sous la menace d'une guerre limitée à leur territoire. Il est difficile d'imaginer que nos alliés ouest-allemands n'en conçoivent pas quelques inquiétudes. Ces préoccupations offrent à l'Union soviétique des perspectives diplomatiques intéressantes. L'idée d'une menace séparée, liée organiquement à la RFA, devra conduire Bonn à réduire les raisons pour lesquelles les Soviétiques pourraient être menaçants. La République fédérale, dégagée partiellement de la couverture américaine, en terrain tactique découvert, risque de pencher vers un nationalisme neutraliste qui ne favorisera en rien la cohésion de l'Alliance.

En tout état de cause, la bataille des euromissiles aura trouvé son épilogue le 8 décembre à Washington, lors de la ratification de l'accord double zéro par le président Reagan et M. Mikhaïl Gorbatchev. L'histoire dira donc si les euromissiles furent un luxe superflu ou, au contraire, l'essence même du dispositif de défense de l'Europe occidentale. Prise au piège pour avoir abandonné cette dernière hypothèse, l'OTAN risquerait de tourner longtemps autour d'une posture stratégique introuvable.

Philippe Faverjon
Ancien conseiller technique au centre de sociologie de la Défense nationale, Philippe Faverjon est actuellement le responsable de la rédaction Armée-défense de la Librairie Larousse et conseiller des Éditions Chronique pour l'histoire militaire.