La rencontre des deux Allemagnes

Prélude à un rapprochement ou promesse de réunion ? La visite d'Erich Honecker en Allemagne fédérale vient rompre la claustration dans laquelle l'Allemagne de l'Est se complaisait depuis sa fondation, en 1949.

S'il ne faut pas oublier, comme l'a dit Erich Honecker, que « la guerre n'a pas coupé l'Allemagne en deux, mais a entraîné la naissance des deux États allemands », ce point de vue n'est pas réellement partagé par les Allemands, de l'Est comme de l'Ouest. Ce que pensent les Allemands de l'Est ne peut être qu'estimé ; ce que souhaitent les Allemands de l'Ouest nous est connu par les sondages. Or, ceux-ci sont concordants : même si 75 p. 100 des Allemands estiment que leur pays « est le plus attaché à la construction européenne », l'idée d'Europe est concurrencée dans l'opinion allemande par la montée d'un certain neutralisme. Un récent sondage du Spiegel montre que 83 p. 100 des Allemands souhaitent la neutralisation de l'Europe centrale par le retrait des missiles, ce qui permettrait un rapprochement plus étroit des deux États allemands.

Le mal allemand

La société de la République fédérale d'Allemagne est en effet rongée par une maladie dont on n'envisage guère que la forme politico-militaire, l'écologisme. On n'en connaît en France que le symptôme pacifiste, mais l'autre est infiniment plus profond. Cet écologisme alternatif, né de 1968, les Allemands n'ont pas su s'en débarrasser. Ce furent d'abord les initiatives de citoyens (Bürgerinitiativen) qui fleurirent pour un oui ou pour un non, parfois justifiées (pollution des rivières et des forêts), parfois discutables (refus de l'élargissement des aéroports, de nouvelles autoroutes, de centrales nucléaires).

Pour certains, la vie « plus calme et moins déterminée par la concurrence » de la République démocratique allemande apparaît presque comme un modèle. Il en résulte une crise de conscience, aggravée par la crise morale engendrée par certains modèles américains et renforcée par le comportement d'une forte minorité des milieux ecclésiastiques protestants. Ceux-ci se sont engagés ces dernières années dans une théologie « démythologisée », dite « de la mort de Dieu », qui conduit à une vision de plus en plus nihiliste et désacralisée de l'homme et de la société, aboutissant, qu'on l'ait voulu ou non, à une eschatologie de plus en plus matérialiste.

Il est vrai que cet état d'esprit est favorisé par l'évolution de la RDA. Sa situation économique, la meilleure, et de loin, du bloc socialiste, s'est légèrement rapprochée de celle de la RFA. Le PIB par habitant, même s'il demeure inférieur de 50 p. 100 à celui de la RFA, avoisine aujourd'hui celui de la Grande-Bretagne selon Zahlenspiegel, ein Verggleich. Mais la RDA devient en même temps de plus en plus liée à l'URSS, comme si celle-ci, au fond d'elle-même, se méfiait des Allemands. Il y a 21 divisions soviétiques d'élite sur le territoire de la RDA contre 13 divisions alliées en RFA. L'emprise soviétique est incontestable : principal partenaire commercial de l'URSS, la RDA est le premier client et fournisseur de celle-ci, les échanges soviéto-est-allemands représentant 35 à 40 p. 100 du commerce extérieur de la RDA, qui entrent pour 25 p. 100 dans la formation du PNB est-allemand. Après une tentative d'émancipation de 1970 à 1980, la part de l'URSS dans le commerce de la RDA n'a cessé de croître depuis 1981 :
1970 38,94 p. 100
1975 35,69 p. 100
1980 35,47 p. 100
1985 41,51 p. 100

De surcroît, la RDA achète en URSS l'essentiel des matières premières et des sources d'énergie qu'elle importe : 90 p. 100 du pétrole, du fer, du coton, 80 p. 100 de l'acier, de l'aluminium, tandis que le marché soviétique absorbe entre 40 et 45 p. 100 des exportations est-allemandes de biens d'équipement et 60 p. 100 des exportations de produits de haute technologie, que l'URSS achète en dessous du prix du marché international, ce qui accroît encore la dépendance de la RDA. Le commerce entre les deux États allemands, qui n'avait cessé de croître entre 1972 et 1985, passant de 4,75 à 8,60 milliards de deutsche Mark d'exportations de l'Ouest, est retombé en 1986 à 7,83 milliards de deutsche Mark. Ces divers éléments expliquent combien l'indépendance de la RDA est faible : son attitude à l'égard de la RFA est dictée à Moscou. En 1984 déjà, Erich Honecker devait venir à Bonn ; Moscou l'en empêcha au dernier moment. S'il est venu en 1987, c'est parce que cette initiative entrait directement dans les vues de Mikhaïl Gorbatchev, qui veut apparaître comme l'homme de la détente.

La tentation national-neutraliste

Cette situation n'empêche pas le développement à l'Ouest d'un néonationalisme isolationniste que l'on peut appeler le national-neutralisme. Par national-neutralisme, nous entendons tout mouvement favorable à la réunification par rupture des liens avec l'Ouest et avec l'Est, comme le projet présenté par Egon Bahr devant l'Evangelische Akademie du Tutzing en 1963. Ce national-neutralisme apparaît en fait comme l'héritier du plan Rapacki de 1957 et du Deutschlandsplan élaboré par le SPD... en 1959. Il inspire toute une série de personnalités socialistes : Gaus, Bahr, Brandt, Eppler, Lafontaine. C'est ainsi que le livre national-neutraliste de Gaus, Où est l'Allemagne ?, a un succès qui traduit une certaine estime, bien équivoque, à l'égard de l'autre Allemagne ; comme le dit un député socialiste bavarois : « En RDA, c'est plus authentique, ce sont des Prussiens, des Saxons, comme on les imagine avec toutes les qualités allemandes. »