Journal de l'année Édition 1988 1988Éd. 1988

Point de l'actualité

Les banques du savoir

De quelle mémoire allons-nous demain disposer ? Trois phénomènes se télescopent : d'abord, l'accroissement spectaculaire des documents à archiver, en augmentation exponentielle, avec notamment l'entrée en force du monde des images et un souci inédit de tout conserver, fût-ce l'éphémère et l'insignifiant. L'explosion de la demande : de la généalogie et du patrimoine à l'essor de l'actualité contemporaine et des médias, un public de plus en plus nombreux et exigeant s'empare de tout document, de toute archive, fût-elle la plus récente. Enfin le changement de nature de cette dernière : aux classiques problèmes de conservation du papier s'ajoutent ceux de supports encore mal maîtrisés, à la durée de vie limitée : bandes magnétiques, nouvelles images...

La Bibliothèque nationale à l'heure des choix

Il était fatal que la vieille BN, gardienne de la mémoire nationale, subisse tôt ou tard le contrecoup de ces nouvelles tendances. Une série de grèves et de conflits, surtout catégoriels, mais témoignant d'une lente dégradation interne, l'ont placée sous les feux de l'actualité. À la demande du ministre de la Culture, François Léotard, le rapport de Francis Beck vient de proposer un diagnostic sans complaisance. La Bibliothèque nationale doit abandonner l'exhaustivité, cet « idéal inaccessible », dans lequel elle s'épuise, pour se « spécialiser ». Avant tout dans le support papier ; son enregistrement, aujourd'hui trop lent ; son stockage, à rationaliser et décentraliser ; son exploitation, qu'il faudrait plus « raisonnée et volontaire », avec une stratégie commerciale et de partenariat privé ; sa communication aux lecteurs, destinataires privilégiés. Quant aux autres départements, l'estampe et la photographie pourraient gagner les musées nationaux et, surtout, ceux de la phonothèque et de l'audiovisuel devraient, à terme, former le noyau d'une « grande médiathèque nationale ».

Cette série de propositions a reçu un accueil favorable dans la presse et l'opinion, ainsi qu'auprès du nouvel administrateur général, l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie, nommé à l'automne 1987 et désireux de faire de l'extension de son établissement une « grande cause nationale ». Un éventuel dessaisissement d'une partie des fonds ou collections est écarté, par principe, mais une « BN bis » devrait plutôt surgir à proximité de Paris, pour soulager la Rue de Richelieu des tâches matérielles nuisant à son rayonnement national et international.

« Mémoires du futur » et Vidéothèque de Paris

La tâche d'actualité est révélée par la stimulante « bibliothèque électronique » mise sur pied, à la fin de l'année 1987, au Centre Georges-Pompidou. En marge d'une exposition retraçant l'histoire de la première « technologie de la mémoire », l'écriture, trois ateliers s'essayent à mettre en œuvre, au profit de ceux qui seront les lecteurs de demain, les potentialités des techniques modernes d'information et de mémoire. Terminaux d'ordinateurs, bases de données, vidéodisques remplacent index, livres ou fichiers, et permettent aux visiteurs de confectionner rapidement, qui un reportage télévisé, qui une fiction romanesque assistée par ordinateur !

La démonstration méritait d'être tentée. Mais sa virtuosité technologique ne saurait masquer le véritable enjeu de la mémoire de demain. À l'heure de l'image au quotidien via la télévision par câble et la vidéo, il s'agit de permettre le plus large accès, la plus large maîtrise de ce flux d'informations qui constitue notre pain quotidien. Et non le réserver aux seuls professionnels, à l'instar des images télévisuelles, confinées par l'INA dans une logique de conservation commerciale. Un pari tenté et réussi par la Vidéothèque de Paris, inaugurée en cette fin d'année, et qui sera la mémoire cinématographique et audiovisuelle de la capitale, consultable par tous. Il convient, au fond, d'associer les moyens nécessaires à la préservation et à la mutation prévisible des différentes formes de mémoire, nouvelles comme traditionnelles, d'un autre impératif, tout aussi indispensable, celui de leur partage et de leur démocratisation.

Félix Torres