Or, cette emprise millénaire de l'agriculture sur l'espace, qui a culminé au xixe siècle, est actuellement remise en question. Dans un avenir plus ou moins proche, des régions entières risquent en effet de voir cesser l'activité agricole, et d'autres sont exposées localement à l'extension de la friche. Il ne s'agit pas d'un fait nouveau, car c'est depuis longtemps que certains hameaux et villages, notamment en montagne, ont été vidés de leurs habitants et que l'enfrichement des terres gagne du terrain. Cependant, on se trouve maintenant dans une phase d'accélération du phénomène, dont l'explication réside en premier lieu dans des causes économiques.

Au premier rang de celles-ci se trouve la très forte progression de la production obtenue par l'agriculture intensive, dont la conséquence est l'apparition d'excédents par rapport à la demande mondiale solvable. Dans les pays de la CEE, régis par la politique agricole commune (PAC), des mesures ont été prises pour inciter à la diminution des volumes produits, principalement à partir d'une baisse des prix et de la limitation de la production (politique des quotas).

Ces mesures placent de nombreuses exploitations et certaines régions dans des situations économiques très difficiles. La conjugaison de prix bas, de potentialités agronomiques faibles et de moyens de production, notamment la terre, en quantité insuffisante transfère ces exploitations en marge de l'agriculture intensive.

Cet état de fait a d'ailleurs été pris en compte depuis une dizaine d'années à travers les mesures adoptées en faveur des agriculteurs et éleveurs des régions dites « de montagne » et « défavorisées ». Les subventions auxquelles elles ont donné lieu ont largement contribué à maintenir jusqu'ici une activité agricole dans ces espaces.

La nouveauté réside dans le niveau de développement atteint par l'agriculture intensive, la situation excédentaire des marchés mondiaux et les difficultés budgétaires auxquelles doit faire face la PAC, qui donnent une ampleur sans précédent au phénomène de marginalisation des terres agricoles.

La SAU classée actuellement en régions de montagne et défavorisées, selon les normes communautaires, représente 52 p. 100 de la SAU totale de la CEE des Douze. C'est-à-dire que les terres agricoles de l'Europe communautaire sont situées, pour plus de la moitié d'entre elles, dans des exploitations en situation économique de plus en plus précaire. En conséquence, on s'interroge depuis quelque temps sur le devenir de ces terres sur lesquelles l'activité agricole paraît devoir être abandonnée. En France, ce phénomène, désigné par l'expression « déprise agricole », concernerait à terme, d'après diverses extrapolations, entre 3 et 10 millions d'hectares, c'est-à-dire jusqu'au tiers de la SAU.

Une telle perspective est considérée comme inadmissible, notamment par les organisations professionnelles agricoles, qui défendent à juste titre l'idée qu'un espace totalement privé de ses paysans n'a plus guère de chance de voir se maintenir une quelconque activité économique. En ce qui concerne l'écologie, les conséquences ne seraient pas moins dramatiques. En effet, le retour à la friche, qui guette ces millions d'hectares, ne constitue une situation favorable ni pour la faune ni pour la flore, qui s'appauvrissent, ni, bien entendu, pour le paysage et sa fréquentation.

Les levées de bouclier venant de toute part, et pas seulement des écologistes et des agriculteurs, rendent difficile la solution extrême de l'abandon de ces terres et de ces régions. C'est pourquoi semble se dessiner une situation où coexisteraient deux types d'agricultures. Sur les terres placées dans les meilleures conditions de fertilité, de climat et de marché, l'agriculture intensive continuerait son développement tandis que, sur les terres devenues « marginales », serait maintenue grâce à des subventions une agriculture dont la fonction essentielle ne serait pas la production agricole mais l'entretien de l'environnement.

Cette orientation traduit le bouleversement des rapports ancestraux établis entre les agriculteurs et la nature. Les nouvelles relations comporteront l'emploi croissant de moyens fournis par l'industrie, des machines aux bactéries manipulées par le génie génétique. L'homme est ainsi de plus en plus séparé de la nature. Les dangers pour l'environnement s'en trouvent multipliés car, aux risques provoqués par l'intensification de la production sur certaines zones, s'ajoutent ceux qui résultent de l'abandon de l'agriculture sur les autres.

Bernard Roux
Ancien élève de l'Institut national agronomique (INA-PG), économiste diplômé de l'Université, Bernard Roux est chargé de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). C'est un spécialiste des problèmes de développement agricole.

Bibliographie
Bonneux F., Rainelli P. et al. – Environnement et ressources naturelles, Cahiers d'économie et sociologie rurales, no 4, avril 1987 (INRA, Paris).
Fédération française des sociétés de protection de la nature. Agriculture et environnement (Syros, Paris, 1986).
Ministère de l'Agriculture, ministère de l'Équipement, du Logement, de l'Aménagement du territoire et des Transports, ministère de l'Environnement. Paysage et remembrement (Paris, 1986).
Missonnier J. et al. Bocage et aménagement rural : quel avenir ?, Bulletin technique d'information, no 353-355, octobre-décembre 1980, Paris, 899 p.